VOYAGE A TRAVERS LE CINÉMA FRANÇAIS : Rencontre avec Bertrand Tavernier

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

A l’occasion de la sortie de son passionnant documentaire sur le cinéma français des années 30 à 60, nous avons eu le privilège de rencontrer Monsieur Bertrand Tavernier, qui nous a fait le plaisir de nous partager sa passion communicative et ses anecdotes savoureuses.

A travers ce voyage au cœur du cinéma français, vous nous faites découvrir ou redécouvrir des films un peu « datés » mais qui ont su garder toute la force émotionnelle qu’ils pouvaient avoir au moment de leur sortie. Comment expliquez vous que des films comme Citizen Kane ou Psychose puissent être aussi intemporels et que d’autres films, malheureusement, aient pu perdre de leur superbe ?

Bertrand Tavernier : C’est mystérieux… Ça tient parfois au sujet, parfois à la manière dont il a été tourné… C’est vrai que des thèmes comme ceux de Citizen Kane, à savoir le pouvoir de la presse et l’évolution d’un homme qui crée un empire, sont toujours aussi modernes et actuels qu’à l’époque où Orson Welles a fait son film. Aujourd’hui, on pourrait faire un film similaire sur Donald Trump. Il y a beaucoup de films français qui ont conservé une résonance contemporaine très forte comme L’Armée des ombres de Melville ou La Grande Illusion et Partie de campagne de Renoir. Un film comme Toni et son histoire d’ouvriers immigrés, prend encore plus de poids de nos jours. D’ailleurs, tous les films sur le monde ouvrier prennent aujourd’hui un poids considérable car ils permettent de comprendre ce que ce monde est devenu, comment il a évolué, quelles sont les choses qui y ont été préservées comme la solidarité ou la camaraderie qui sont toujours très présentes et qui étaient déjà évoquées dans Antoine et Antoinette ou dans Le Crime de Monsieur Lange.

Diriez-vous que votre cinéphilie et que tous ces cinéastes que vous admirez, vous ont permis de devenir le grand cinéaste que vous êtes ?

B.T. : L’admiration, c’est un sentiment à la fois positif, chaleureux et réconfortant, surtout pour celui qui admire. C’est quelque chose qui vous permet de vous construire et de ne pas être tourné en permanence sur vous-même car c’est le pêché mignon qui guette tout créateur. Certains sont obsédés par leurs propres films. Par exemple, Frederick Wiseman n’aime aucun autre documentaire que les siens. Victor Hugo disait que le manque d’admiration dessèche et vous rend étroit. Moi, je trouve que c’est une vertu qui vous guérit de ce qui pourrait vous menacer. J’ai connu des cinéastes dont le problème était qu’ils n’admiraient personne et qu’ils devenaient obsédés uniquement par leur propre œuvre au point d’être obsessionnels. Michel Audiard m’a raconté qu’il avait eu l’opportunité de travailler pendant un mois avec Jean Delannoy, dans sa maison de Haute Provence, et la collection de films de ce dernier ne se limitait qu’aux siens. Et pendant tout ce mois où ils ont travaillé ensemble, ils n’avaient regardé que des films de ce Monsieur. Moi, c’est tout le contraire, récemment je me suis aperçu que je n’avais même pas le DVD de Dans la brume électrique.

Alors oui, j’ai pu apprendre beaucoup de ces cinéastes mais aussi d’autres univers comme le théâtre ou la vie en général. J’étais un cinéphile qui n’était pas seulement obnubilé par le cinéma, j’écoutais de la musique, j’étais passionné par la lecture et par l’art sous toutes ses formes. Donc le cinéma m’a permis d’élargir ma culture générale et de me faire communiquer avec d’autres arts. Je pense que c’est important pour diversifier sa filmographie car si vous ne faites que des films sur vous, sur votre enfance ou sur le monde dont vous êtes issus, vous pouvez en faire deux ou trois mais après ça se répète et puis ça s’essouffle alors que la culture permet de découvrir des choses diverses.

Avec ce documentaire, vous nous plongez au cœur du cinéma français dont vous êtes très admiratif mais je crois savoir que vous êtes également très friand du cinéma américain comme en témoigne votre livre 50 ans de cinéma américain. Selon vous, qu’est-ce qui pouvait différencier ces deux cinémas dans la période que vous traitez, à savoir des années 30 aux années 60 ?

B.T. : Ça a toujours été un peu la même chose. Chez les américains, il y avait une nervosité dans la narration qui pouvait être parfois excessive. Certains cinéastes se sont même un peu rebellés contre ça mais le cinéma américain avait des caractéristiques qui ont influencé beaucoup de cinéastes français comme Becker, Decoin, Melville ou Sautet mais qui, néanmoins, faisaient des films qui restaient très français. Même s’ils ont pu faire des décalques avec des scènes de commissariat ou de poursuite en voiture qui étaient du pur cinéma américain, avec un sens du rythme et du spectacle très prononcés. Mais ils conservaient une spécificité française, notamment dans le traitement des femmes ou même dans la narration, qui consistait surtout à ne pas être l’esclave de l’intrigue.

Le cinéma américain avait aussi un principe de résolution. Or, de nombreux films français s’achevaient avec des points de suspension. Chez les américains, il y avait également un principe d’identification envers les personnages alors que l’on trouvait dans le cinéma français, des personnages parfois très noirs comme celui de Jean Gabin dans La Vérité sur Bébé Donge. On peut donc dire que le cinéma français et européen privilégiait le doute alors que le cinéma américain privilégiait l’affirmation. Certains cinéastes français gardaient quelques fois l’aspect affirmatif du style américain mais laissaient planer le doute et la morale. D’ailleurs, le culte des fins noires étaient aussi une manière pour les auteurs français d’échapper au happy-end hollywoodien. Par exemple, la fin de La Belle Équipe n’est, selon moi, pas complètement réussie car Spaak et Duvivier tenaient absolument à ce qu’on ne leur reproche pas de conclure sur une note positive. Ils ont alors mis en scène une fin noire fabriquée de toute pièce et absolument pas organique.

C’est intéressant de voir les rapports qu’il peut y avoir entre ces deux pays de cinéma bien qu’il y ait des différences notables, notamment au niveau de la musique. Il faut savoir que la musique des films français avait un coté beaucoup moins influencé par l’école de Vienne, par Brahms, par Mahler par Bruckner que les films hollywoodiens. Quand vous entendez la musique des Anges du péché, des Dames du bois de Boulogne ou des films de Becker, vous pensez à Poulenc, à Satie, à Debussy et quand vous entendez la musique de compositeurs comme Jaubert ou Wiéner, vous pensez à Kurt Weill. Et puis, en Amérique, le Jazz n’était utilisé que pour décrire un lieu de mauvaise vie, alors qu’en France, il y en avait plus couramment. Aux Etats-Unis, la première vraie partition de jazz a été écrite en 1959 pour Autopsie d’un meurtre qui a été réalisé par Otto Preminger, un cinéaste viennois.

Vous abordez tellement de cinéastes qu’on ne va pas pouvoir parler de chacun d’entre eux. Je vais donc me pencher sur un seul, mon préféré, à titre personnel, Monsieur Claude Sautet. D’autant plus que j’ai cru comprendre que vous aviez eu l’opportunité de faire vos débuts avec lui. Que pouvez-vous me dire sur ce qu’il vous a apporté en tant que cinéaste et sur l’évolution de son cinéma car on sent que quelque chose a changé entre César et Rosalie et Nelly et Monsieur Arnaud ?

B.T. : C’est le monde qui change autour de lui et lui ne fait que s’adapter au monde. Tout devient plus grave, les sentiments également et puis lui-même vieillit, donc la fragilité des choses, qui était déjà présente à ses débuts, est vraiment au cœur de ses derniers films. Si vous regardez bien, un film comme Quelques jours avec moi est exactement le double de Max et les ferrailleurs. Le rapport entre cette fille aux mœurs très libres incarnée par Sandrine Bonnaire et ce type assez obsessionnel incarné par Daniel Auteuil, rappelle le rapport des personnages de Michel Piccoli et Romy Schneider dans Max et les ferrailleurs

Sautet était quelqu’un qui arrivait à parler de sentiments très personnels tout en traitant des conditions économiques difficiles, avec des gens menacés de perdre leur boulot et avec une présence importante du travail physique comme on peut le voir dans les scènes de restaurant de Garçon. Tout cela fait que Sautet reste, selon moi, le grand héritier de Becker. D’ailleurs, tous les deux ont mis du temps pour s’imposer et pour que l’on reconnaisse leur génie. Concernant ma relation avec lui, je retiens surtout sa prodigieuse faculté de synthèse. Quand il lisait le scénario d’un autre, il voyait tout de suite les points faibles et faisait immédiatement des propositions formidables. Il avait ce côté analytique, technique mais qui était allié à une énorme sensibilité. Il pouvait être très colérique comme il pouvait pleurer. C’était quelqu’un de très émotionnel. Il avait cette obsession «beckerienne» de trouver le détail juste, qui faisait qu’il relisait un scénario cent fois si c’était nécessaire. C’était vraiment un travailleur forcené.

Si vous me le permettez, je constate que vous évoquez souvent un cinéma exigeant et pas toujours connu du public d’aujourd’hui, j’aimerais donc vous demander ce que vous pensez des blockbusters contemporains ou des réalisateurs de grands films épiques comme Steven Spielberg, Christopher Nolan ou Quentin Tarantino…

B.T. : Tarantino est un cinéaste que j’aime vraiment beaucoup. Même si ses sources d’inspiration me paraissent assez ésotériques et mystérieuses mais il parvient formidablement à transcender tout cela. Il fait des choses extraordinaires qui ont finalement peu de rapports avec les séries Z ou les films d’exploitation qui l’ont inspiré. Il y a beaucoup plus d’exigence et de hauteur de vue dans son cinéma. J’ai lu un critique anglais dire que quand on voit ce qu’il fait avec ce dont il s’inspire, qu’est-ce que ça donnerait s’il s’inspirait d’œuvres encore plus intéressantes ? Mais ça reste un cinéaste considérable. Pulp Fiction est un film que je ne ma lasse pas de regarder. Tout comme Kill Bill Volume 2. Même si je suis un peu plus réservé sur Les Huit Salopards malgré les comédiens qui y sont formidables.

Après, oui bien sûr, il y a des blockbusters qui me plaisent et d’autres qui ne me plaisent pas comme pour tous les autres genres de films. Ce qui peut m’énerver, c’est de voir des gens qui ne sont obnubilés que par ce type de cinéma. Je trouve que c’est appauvrissant de ne voir que ça. Mais il y a plein de films de ce genre que je trouve très efficaces comme La Guerre des Mondes et Minority Report de Spielberg que vous évoquiez. Un film comme Spider-Man 2 de Sam Raimi était également très intéressant.

Concernant Christopher Nolan, j’aime assez ce qu’il fait mais pas tout non plus. J’ai bien aimé ses premiers films comme Memento et Le Prestige. J’avoue ne pas avoir aimé Inception que j’ai trouvé assez « bêta » en terme de scénario. En revanche, Interstellar m’a plutôt plu malgré la musique épouvantable de Hans Zimmer. Comme 80 % des musiques des films américains actuels qui sont vraiment des musiques de salon de massage… Ça n’arrête pas, c’est sans arrêt des flots d’arpèges en continu, alors qu’on a envie d’un peu de silence par moments.

Et enfin pour conclure, a-t-on une chance de vous voir poursuivre le travail que vous avez commencé avec ce passionnant documentaire ?

B.T. : Bien sûr mais cette fois-ci, la suite se fera à la télévision. Il y aura huit épisodes programmés sur Ciné + et France 5 où j’évoquerais des cinéastes comme Bresson, Duvivier, Pagnol, Guitry, Boyer, Autant Lara, Clouzot ainsi que des cinéastes qui ont été oubliés pendant longtemps comme Raymond Bernard

Sortie le 12 octobre 2016.