TU NE TUERAS POINT : Tu ne prendras point le nom de Dieu en vain, deuxième ★★★★☆

En assumant le lyrisme de son sujet, Mel Gibson nous livre un uppercut aussi maîtrisé que dérangeant.

A la vue du récent remake de Ben-Hur, nous n’avions pu exprimer que notre vive colère face à l’immonde prosélytisme de l’entreprise, pensée dans la moindre de ses strates pour évangéliser des foules abruties par la bêtise d’un divertissement bas de gamme. La dangerosité d’une telle œuvre, faisant face aux sempiternels dégâts du communautarisme religieux, n’oblige pourtant pas le cinéma à uniquement porter un regard sur la religion sous le prisme de la théologie. Embrasser les croyances de ses personnages, nous les faire comprendre en décrivant la beauté d’une idéologie, voilà une mission difficile, souvent conspuée et ricanée aujourd’hui, dans laquelle Mel Gibson a décidé de courageusement se jeter à corps perdu. Déjà sujet à des polémiques avec ses précédents films (en particulier La Passion du Christ) et paria injuste d’Hollywood suite à ses écarts de conduite, l’acteur et réalisateur ne s’est pas facilité la vie en choisissant un sujet aussi casse-gueule que l’histoire vraie de Desmond Doss (brillant Andrew Garfield), un objecteur de conscience qui s’est engagé durant la Guerre du Pacifique en tant qu’infirmier, en refusant de porter un arme. En bref, une histoire passionnante par les paradoxes qui la jalonnent, et qui ne pouvait convenir qu’à un homme comme Gibson, toujours à combattre ses démons le ramenant à une nature qu’il veut fuir.

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Néanmoins, une partie de la presse s’insurge déjà du mariage entre le cinéaste et son histoire, n’y voyant qu’un moyen pour Gibson de défendre un christianisme exalté. Certes, il partage le point de vue de son héros, mais demeure constamment focalisé dessus. De son acte de violence fondateur à ses doutes, il s’adapte au regard de Doss et magnifie sa foi avec la même intransigeance. Et c’est là toute la différence avec la putasserie d’un Ben-Hur : il n’est jamais question de nous imposer sa pensée, juste de nous amener à l’accepter et d’y voir une métaphore plus grande du pouvoir des religions. C’est ainsi que Tu ne tueras point isole son protagoniste, mais pas ce pour quoi il se bat. A plusieurs reprises, ses supérieurs lui indiquent comprendre sa croyance, voire même la partager, alors qu’ils lui interdisent de s’entraîner pour les mêmes raisons. L’utopie à priori universelle d’une idéologie fait face à son application dans la réalité. Doss adopte la loi de Dieu comme un guide de vie, un guide justement pensé pour éviter à l’homme de sombrer dans ses plus vils travers, qui sont pourtant le cœur d’une guerre.

Tout autant tiraillé que son personnage, Mel Gibson interroge la violence inhérente à l’humanité, ainsi que sa valeur fondatrice dans nos modes de pensée. Si le film traite l’armée japonaise comme une masse indistincte et brutale, il lui offre néanmoins des idéaux, surtout vers la fin, où une scène de seppuku appuie un regard tout aussi assuré que celui du héros. Une façon plus subtile qu’il n’y paraît de mettre en opposition deux regards ancrés dans leurs certitudes, à l’instar de la mise en scène, majoritairement constituée dans sa première partie de champ-contrechamps, auxquels Gibson donne une puissance toute particulière, confrontant des êtres qui apprennent à se connaître, à s’apprécier ou à se haïr.

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Derrière l’académisme supposé de sa réalisation, il y a avant tout une simplicité et une viscéralité d’une efficacité redoutable, s’inspirant des films de guerre des années 50-60 qu’il pervertit par sa représentation de la violence beaucoup plus contemporaine, d’une brutalité insoutenable qui frappe sans prévenir. Gibson ne fait aucune concession sur son histoire et son traitement, et c’est bien ce qui dérange une partie de la critique indignée et bien-pensante. Alors certes, sa symbolique religieuse, soulignant le parcours christique de Doss, est parfois ampoulée, mais il prend à bras le corps les émotions que peuvent susciter son sujet, et assume avec une « fuck you attitude » jouissive un lyrisme revendiqué, qui nous offre à la fois les scènes de bataille les plus belles et les plus dérangeantes vues depuis Il faut sauver le soldat Ryan. Jouant avec son décor et ses possibilités cinématographiques (notamment son usage de la brume face à une longue profondeur de champ), il nous plonge dans un chaos pourtant lisible et cohérent, alignant les plans gores et les idées de mise en scène pour mettre le spectateur face à ses propres contradictions, lui qui sera venu chercher à se divertir, voire à jubiler à travers la violence tout en en étant écœurer.

Mais derrière sa scénographie magistrale, qui met immédiatement au placard la plupart des films d’action récents au découpage analphabète, le cinéaste questionne la valeur des corps au sein de cet espace dont ils recherchent le contrôle, et pour lequel ils donnent leur vie. Ils finissent par appartenir à ce décor, à redevenir avec humilité la poussière dont ils proviennent, alors qu’ils sont mangés par les rats et les vers. Le corps, cette enveloppe du péché, ne devient plus que la représentation de l’horreur humaine, pris dans la mécanique inarrêtable, voire industrielle, de la guerre. Deux séquences tétanisantes appuient ce propos, l’une où les soldats laissent passer sur leur route des camions remplis de cadavres et de blessés, et une autre où ils découvrent la crête qu’ils doivent capturer en marchant à côté de leurs prédécesseurs tombés au combat, pour la plupart méconnaissables. Soit la caméra est fixe, et laisse passer des corps à bord de véhicules dans le champ, soit elle passe au dessus des cadavres en continuant son chemin, prenant le regard de Desmond Doss et de sa troupe. Dans tous les cas, l’immobilité fait face au mouvement et au temps, en bref, aux données mêmes du septième art. Les corps traversent l’image sans jamais la marquer, comme si la mort passait sans jamais s’arrêter. Gibson délivre un propos foncièrement pessimiste sur l’immuabilité de l’autodestruction humaine, qu’il met cependant en opposition à la volonté de Doss de combattre la mort en sauvant des soldats. Tout comme l’art cinématographique, le héros n’accepte pas de voir le temps et le mouvement se figer. Difficile alors de ne pas déceler toute l’admiration que Mad Mel porte pour cet homme et pour la touche d’espoir à priori dérisoire qu’il a su offrir à un monde déchiré par son absurdité. Tout le talent de Gibson est ainsi de déverser ses propres tourments au cœur de cette absurdité. Il ne prétend pas donner de réponses prémâchées et politiquement correctes face aux interrogations que son film pose. Son humilité consiste à nous laisser avec elles, et surtout face à nous-mêmes, face à notre essence et notre manière de la transcender.

Réalisé par Mel Gibson, avec Andrew Garfield, Vince Vaughn, Teresa Palmer

Sortie le 9 novembre 2016.