Moi, Daniel Blake, poignante tragédie du réel

Publié le 13 novembre 2016 par Rémy Boeringer @eltcherillo

A l’image d’un Guédiguian, Ken Loach a forgé chez nous une intime et forte conviction. Celle que le cinéma contemporain, au-delà de l’enterntainement est un art qui ne doit pas s’exclure du monde, un art à la fois populaire et noble qui n’a jamais plus de sens, justement que lorsqu’il exalte la noblesse du peuple et de ses aspirations. Loach est de ces auteurs, au-côté de son scénariste de toujours, Paul Laverty, qui mieux que quiconque, même dans les brumes de l’Histoire, comme le prouve entre autre ses magnifiques Land and Freedom ou Le vent se lève, a su redonner dignité et humanité à de nombreuses figures tutélaires de la classe laborieuse, replaçant ces archétypes dans une réalité bien triste et prégnante, instantanés d’un monde ignoré par l’intelligentsia, relégués dans les mémoires comme s’ils avaient disparus avec Dickens. Loin de servir exagérément les violons, Ken Loach, avec Moi, Daniel Blake, émeut, bouleverse, transcende tous les discours libéraux par la simple valeur brute et intact d’une vérité niée par les élites, gommée par les médias, instrumentalisée par les puissants. Celle d’homme et de femme fières et droits que l’on exclut volontairement de la vie publique pour mieux nous laver les mains, collectivement, du principal échec de notre société : son incapacité structurée de longue date à faire preuve d’empathie.

Daniel Blake (Dave Johns), un charpentier anglais de 59 ans, a subi une crise cardiaque et a bien failli tomber d’un échafaudage. Son médecin lui défend de reprendre le travail. Mais la conseillère du Job Center, l’évalue sur des critères abscons et lui refuse une pension d’invalidité. En attendant de pouvoir faire appel, le voilà obliger de pointer au chômage et de se mettre à la recherche d’un emploi.

Daniel Blake (Dave John) et Katie (Hayley Squires)

Moi, Daniel Blake. Moi, Rémy Boeringer. Comme dirait l’autre : « Toi plus moi, plus eux plus tous ceux qui le veulent, Plus lui plus elle plus tous ceux qui sont seuls. ». Voilà le credo de Moi, Daniel Blake, qui bénéficie d’une bien meilleure écriture que l’auteur, fort heureusement, que je viens de citer. Je bois d’ailleurs ma honte jusqu’à la lie. Ken Loach signe ici un drame universel, porté par de fascinants acteurs, peu ou prou débutant, qui parlera autant au prolétariat, de plus en plus nombreux, de plus en plus paupérisé, qui le vit dans sa chaire, qu’à la classe moyenne dont les angoisses ne reposent sur rien de plus que le déclassement à venir. Il saisira au cœur, de manière plus général, toutes personnes encore douée d’empathie, espèce se raréfiant à l’aune d’une individualité forcenée, dont les manifestations, toujours plus décomplexées et violentes, font froid dans le dos. Alors qu’il est dans l’air du temps, de bon ton, dans les médias traditionnels de diffuser cette doxa infâme qui infantilise le citoyen, joue avec ses peurs, désigne comme coupable le pauvre et l’immigré, Moi, Daniel Blake remet l’être humain au centre des préoccupations. Car, derrière les chiffres que l’on nous assène, il s’agit bien de personnes sensibles dont les souffrances dépassent un cadre strictement comptable. Nous avions chroniqué, il y a deux ans, le sublime Jimmy’s Hall, qui faisait de la liesse et de la fête, un prêt requis de toute action révolutionnaire. Mais l’heure n’est pas toujours au grand soir lorsque le quotidien empêtre les âmes dans les nécessités matérielles de l’existence. Rien n’empêche, toutefois de colorer un peu la grisaille de nos villes, de saisir les vapeurs volubiles d’un espoir en déshérence. Incroyablement riche en thèmes sous-jacent, Moi, Daniel Blake s’attache au problème du chômage à travers deux parcours de vie sensiblement différent, témoignages vivants, de l’impasse d’un système administratifs qui nie l’humanité-même de ces usagers. D’un côté, Daniel Blake, menuisier victime d’une crise cardiaque n’est plus apte au travail, d’autant plus qu’il est usé par une vie de labeur.

Daniel Blake (Dave Johns) et un passant

De l’autre, Katie (Hayley Squires), jeune mère isolée de Dylan (Dylan McKiernan) et Daisy (Briana Shann), tente de joindre les deux bouts. On touche avec son parcours, le cœur de ce que signifie, dans la vie des gens, la déréglementation thatchérienne que l’on voudrait nous imposer partout en Europe. Victime d’un propriétaire voyou, louant un appartement insalubre, la voilà mise à la porte, son fils malade, obligée de vivre deux ans en foyer avant d’obtenir un logement social tout aussi insalubre, en banlieue. Le récit d’une femme seule que cette mère courage de fiction n’est malheureusement pas la seule à endurer. En écho raisonne le droit des femmes à disposer de leur corps, si sévèrement remis en cause à travers le monde. Les deux pères des gosses ont pu disparaître de la circulation sans trop être inquiété. Katie, elle, a sacrifié ses études et ses rêves, s’oublie elle-même pour subvenir aux besoins de ses petits protégés. Scène poignante, que dis-je déchirante, qui rappelle le propos de La loi du marché, voit Katie poussé au vol pour retrouver un semblant de d’estime de soi. Il s’agit pour elle, d’acquérir ainsi des serviettes hygiéniques, des rasoirs et un déodorants, juste pouvoir prendre, un peu, soin d’elle-même. Un luxe qui n’est pas permis à une damnée de la terre. Son corps ne lui appartenant déjà plus, devenant étranger, Loach pousse le raisonnement dans ses retranchements avec une justesse, toutefois, qui explicitent les changements implicites qui mène à l’innommable. Aborder par le vigile qui la fouille, figure du patriarcat abusant de son pouvoir, elle accepte après des hésitations, pied au mur, de se prostituer. Si la situation peut paraître exagérer à certain, il n’en reste pas moins que premièrement, elle existe, qu’ensuite, comme expliciter plus haut, elle participe d’une longue déliquescence de son ego, orchestré par un système à même de broyer toute résistance à l’humiliation. Qu’enfin, si ce cas est extrême, on ne sait que trop, dans une société où les liens de subordination financière dominent tous les rapports sociaux ou presque, qu’une femme dans une telle détresse pourrait tout aussi bien rester dans les bras d’un amant violent par peur du lendemain.

Daisy (Briana Shann), Katie (Hayley Squires), Daniel (Dave Johns) et Dylan (Dylan McKiernan)

De cette morosité, de cette longue descente aux enfers qui ne semblent pas avoir de fin, Loach fait éclore la lumière à travers l’humanité irradiante de ces personnages. Il réactive dans le cœur du spectateur cet essentiel parfois perdu : il n’y a de société humaine qui ne vaillent la peine d’être construite que dans l’empathie et la solidarité. Cette capacité de se mettre à la place des autres semblent se perdre, et à mesure qu’elle se perd, en dehors de toutes considérations religieuses, ce sont nos âmes qui s’étiolent, nous confortant dans des non-vies entourées de non-sens. Des non-existences, un retour à l’âge animal, qui ne nous enjoins plus à la recherche du bonheur mais à la stricte lutte pour la survie. Fondamentalement aliénée, Sheila (Sharon Percy), animatrice du Job Center, ne sait plus faire preuve de compassion, appliquant à la lettre, un règlement totalement déconnecté du réel. C’est le prérequis, pour peu que l’on soit un peu intégré, pour moins souffrir du système que de l’accepter et s’armer des meilleures œillères. Ce qui se profile en France en termes de privatisation est déjà à l’œuvre en Angleterre. De citoyens usagers, les bénéficiaires d’allocations sont passés au statut de marchandise que l’on écoulerait comme un vieux stock d’invendu. On mesure, avec le rôle d’Ann (Kate Rutter), autre cadre qui prend des chemins de traverses, qu’il n’est pas aisé de déroger au système. Employée d’une firme privée, elle est constamment rappelé à l’ordre et menacée pour une faute terrible s’il en est, avoir fait preuve d’un peu d’altruisme. Ce personnage essentiel, sans l’excuser, explique les choix de Sheila, davantage embrigadée dans sa servitude volontaire. On est pas loin de Kafka, les situations sont ubuesques et pourtant celles-ci sont créés de toutes pièces par la hiérarchie. Le but étant clairement que les citoyens renoncent d’eux-même à leur droit. Il faut se battre alors, contre cet état de fait. Se battre d’abord, à l’image de Katie et de Daniel pour redonner du sens à la vie, à faire valoir les premiers cercles de solidarité, ceux qui devraient s’appliquer naturellement au sein d’une même classe sociale.

Katie (Hayley Squires) et Daniel (Dave Johns)

Tandis que Daniel fait ce qu’il peut, grâce à ses compétences manuelles, pour apporter de l’aide et du soutien à Katie, celle-ci lui rend avec une amitié sincère. Ils réinventent des liens en dehors du système marchand. Le jeune voisin de Daniel Blake, à l’heure des contrats ultra-précaires, cherche des plans B pour gagner un peu d’argent en dehors du système en revendant des chaussures tombées du camion. Alors que l’on propose à des jeunes gens des contrats de quarante-cinq minutes payés environ quatre euros, à cinq heures du matin, on organise la chasse au travail au noir des plus démunis pendant que les exilés fiscaux millionnaires sont tranquilles. Ce n’est pas une fatalité, c’est un choix de société. Une société où la plupart d’entre nous finiront bientôt à mourir avant la retraite, ayant bien souvent, vécu une vie vidée de son sens, simple variable d’ajustement des marchés financiers. Moi, Daniel Blake, pour critiquer le système capitaliste, a le génie, non pas de verser dans l’idéologie pure et dure, de verser dans l’analyse, mais de simplement montrer le réel tel qu’il est, même si pour l’exercice de style, il cumule les situations sur peu de personnages. Un choix de mise en scène marquant prouve l’intensité dramatique du réel qu’il met en scène et qui se suffit à lui-même : Loach n’utilise pas de musique, là où la plupart des réalisateurs dit engagés de notre temps auraient sûrement fait jouer Casta Diva pour tirer des larmes aux plus endurcis. C’est que ces tranches de vies touche nos cœurs par leur profondeur tragique uniquement parce qu’ils sont les fruits d’une réalité que l’on touche du doigt davantage chaque jour et que, pour certains, nous avons certainement vécu en partie.

Daniel (Dave Johns), Katie (Hayley Squires), Dylan (Dylan McKiernan) et Daisy (Briana Shann)

Dans la salle obscure, si les cœurs s’était réchauffés à la douce lumière d’un espoir nouveau, devant la pugnacité de Daniel Blake, son discours essentiel et sa hargne salvatrice, les larmes qui coulaient sur les joues d’un public conquis par la grâce, bouleversé par le destin hugolien d’un héros ordinaire, n’avait aucune nature reptilienne. Il faut dire qu’à moins d’avoir le cœur aussi rêche que Ménard, il est impossible de ne pas s’identifier à Daniel ou Katie. L’essentiel est là. Qui est l’étranger, le pauvre, le marginal qu’une seconde version de nous-même ?

Boeringer Rémy

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