Le retour en grâce du génial réalisateur de Old Boy.
Réalisateur protéiforme et insaisissable, Park Chan-Wook n’aura cessé de surprendre son public par des choix de carrière audacieux, au risque parfois de décevoir les fans de la première heure. Après la parenthèse américaine compliquée que fut le laborieux Stoker en 2012, on aurait pu redouter un égarement artistique de la part du formidable cinéaste coréen à l’origine de Old Boy et Thirst, ceci est mon sang. Avec Mademoiselle, il est de retour dans son pays natal avec ce qui constitue à la fois son film le plus ambitieux formellement, mais aussi (et surtout) une véritable résurrection cinématographique. Si le retour de Park Chan-Wook à Cannes pouvait laisser craindre un projet malhonnête visant à le réconcilier avec la critique, ce nouvel opus évite magnifiquement ce piège tout en réussissant l’exploit de renouveler les thématiques de son auteur.
En transposant dans la Corée des années 30 Du Bout des doigts, le célèbre roman de la britannique Sarah Waters, le film relate l’histoire de Sooke, une jeune femme engagée comme servante par Hideko, une riche japonaise vivant sous le joug d’un oncle tyrannique. Aidé d’un escroc particulièrement doué se faisant passer pour un comte japonais, Sooke a un plan pour s’emparer de la fortune d’Hideko. De ce point de départ, le film ne perd pas de temps pour entraîner son spectateur dans un infernal jeu de séductions et de manipulations en vrillant constamment ses attentes par des choix d’écriture audacieux. De par une construction surprenante en trois chapitres qui renverse les différents points de vue, le film devance avec brio le spectateur, lui faisant ainsi reconsidérer ce qu’il vient de voir tout en enrichissant les personnages et leurs enjeux. Ainsi, le deuxième acte du film (du point de vue de Hideko cette fois) va même jusqu’à raconter à nouveau tout ce que l’on vient de voir mais d’un point de vue différent, réussissant miraculeusement à éviter la répétition par un traitement du personnage qui complexifie les enjeux sans les surligner.
Ludique et d’une intelligence absolue dans sa façon de distribuer les informations et de gérer son suspense, Mademoiselle fait constamment évoluer ses enjeux et objectifs. Tout en restant parfaitement limpide et facile à suivre, le film prend un plaisir sadique à manipuler son spectateur et ses personnages d’ironies dramatiques en ironies dramatiques, lesquelles se retrouvent toujours vérolées par une imprévisible et fascinante caractérisation. La complexité du film ne vient pas tant de son intrigue, mais de l’exigence remarquable de la caractérisation des personnages, dont l’ambiguïté des désirs rend l’œuvre profondément déroutante. Car en effet, si Mademoiselle est parsemé de retournements de situation jouissifs, il est avant tout un pur film de personnages.
Là où bon nombre de thrillers à « twists » s’enferment dans une mécanique narrative qui se focalise sur les rebondissements au détriment des personnages, Park Chan-Wook détourne ici son film d’un chemin convenu par une fascinante ambiguïté des sentiments. La mise en scène puissamment érotique de la relation entre Sooke et Hideko, à la fois source d’attirance, de refoulement et de manipulation, gangrène ici la simple logique du thriller pseudo-hitchcockien. Dans ce jeu de dupes où chacune, tour à tour manipulatrice ou manipulée, croit être en avance sur l’autre, la mise en scène hautement sensuelle de Park contredit brillamment le scénario en faisant apparaître la pureté de leurs sentiments et les pulsions souterraines qui en découlent, et ce peu importe le point de vue qu’il investit. Un magnifique jeu de résonances entre ces deux êtres que tout oppose se met ainsi en place à travers les couleurs, des rimes visuelles et une direction artistique signifiante comme projection de leur état intérieur. Notamment dans l’utilisation du décor principal, dont on ne parvient jamais à déterminer clairement l’origine entre le manoir victorien, le château gothique ou l’architecture japonaise traditionnelle, tel un monstre insaisissable qui agit comme cartographie des désirs et secrets des protagonistes. Dans ce magma de pulsions, le cinéaste fait ainsi naître une romance bouleversante au sous-texte féministe assumé et subversif à l’aune de son regard sur la société coréenne. Avec un tel sujet, on attendait de la part de Park Chan-Wook un nouveau monument de sauvagerie graphique, lequel a préféré une violence bien plus perverse et insidieuse pour, au final, nous offrir la plus belle histoire d’amour de 2016.
Réalisé par Park Chan-Wook, avec Kim Min-Hee, Kim Tae-Ri, Jung-Woo Ha…
Sortie le 1 novembre 2016.