Ce sont trois œuvres-phares de Jacques Demy : Les Parapluies de Cherbourg (1964), Les Demoiselles de Rochefort (1967), et Peau d'Âne (1970). Sûrement à cause de son goût des comédies musicales, on prend souvent Demy, réalisateur ô combien atypique du cinéma français des années 60-70-80, pour un cinéaste cucul-la-meringue.
Jugement extrêmement réducteur. Car, pour peu qu'on regarde son œuvre d'un œil dénué d'ironie, Demy est non seulement un technicien hors-pair qui maîtrise admirablement le langage cinématographique, mais c'est aussi un artiste inspiré, qui construit ses plans comme un peintre remplit sa toile ; avec un souci du moindre détail, et avec la couleur en élément central et identificateur de l'image.
Les 3 films cités plus haut sont ses trois plus grands succès au box-office. Ce sont aussi trois longs-métrages qui mettent en scène une jeune et fraîche Catherine Deneuve. Ce sont enfin trois films qui, par leur genre singulier, leurs teintes vives et leurs musiques signées Michel Legrand sont restés dans les mémoires et généralement dans les cœurs. Lequel des trois est à même de remporter la battle du jour ? C'est ce que nous allons voir.
CHERBOURG : SA PLUIE, SES PARAPLUIES...
Ville de Cherbourg, 1957. Guy et Geneviève s'aiment. Lui travaille dans un garage tandis qu'elle tient une boutique de parapluies avec sa mère. Ladite mère ne voit pas d'un très bon œil l'amourette de sa fille avec un mécanicien. Elle préfèrerait, pour sa progéniture, un mariage socialement plus rutilant. Guy est alors appelé pour faire son service militaire en Algérie. Les deux amoureux vont être séparés pendant deux ans. La mort dans l'âme, Geneviève déverse des litrons de larmes et chante à Guy : " Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi "...
Dès 1961, Jacques Demy a l'ambition de réaliser un film entièrement chanté (un film " enchanté " selon ses propres termes). Il fait appel au compositeur Michel Legrand pour la partition. Le projet étant long à mettre en place, le tournage ne commence qu'à l'été 63. Catherine Deneuve est engagée pour jouer Geneviève (elle sera doublée pour le chant). Le film rencontre un franc succès à sa sortie et il remporte le prix Louis-Delluc 1963 ainsi que la Palme d'or du Festival de Cannes 1964 (ce qui n'est quand même pas trop dégueulasse !).
Tout cela a évidemment pas mal vieilli. Le côté chanté de A à Z rend le film un peu risible - voire indigeste - pour le spectateur moderne. Les codes sociaux décrits dans l'histoire ne sont plus ceux d'aujourd'hui et paraissent archaïques. L'histoire d'amour, tristounette en diable, est un peu trop sirupeuse.
Il n'en reste pas moins que c'est un film d'une haute virtuosité technique. Comme souvent chez Demy, les couleurs qui habillent le film jouent un rôle primordial. Jamais dues au hasard, elles emplissent l'œil, découpent les décors, reflètent les états d'âme. Demy en maîtrise les nuances, il les manie avec un doigté de peintre. La scène du départ de Guy, à la gare, composée de trois plans d'une redoutable efficacité dont un travelling arrière des plus magistraux, est d'une force incroyable. Ornée de la musique, expressive et poignante de Legrand, elle marque le climax de l'histoire. Et ce sont toutes ces qualités techniques, visuelles et musicales qui font oublier les quelques rides des Parapluies et lui conserve son titre d'œuvre majeure du cinéma français.
ROCHEFORT : SA GRAND-PLACE, SES DEMOISELLES...
Ville de Rochefort, fin des années 60. Solange et Delphine sont " deux sœurs jumelles, nées sous le signe des gémeaux, mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do ". Toutes deux recherchent l'homme idéal. C'est bien, ça les occupe (faut dire qu'à part rechercher des jules, il n'y a pas grand-chose d'intéressant à faire à Rochefort). De qui leurs princes charmants prendront-ils les traits ? D'un compositeur américain ? D'un marin blond ? D'un forain bondissant ? D'un vendeur d'instruments de musique, élégant et nostalgique ?
Prendre deux sœurs célèbres, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac, pour jouer des jumelles, l'idée est bonne et prometteuse. Par ailleurs, pour ce film, Demy a la sincère envie de rendre hommage aux comédies musicales américaines dont il est fan. Pour souligner cette intention, il se paye d'ailleurs le luxe d'engager Georges Chakiris (le Bernardo de West Side Story) et surtout Gene Kelly, LA figure de proue des musicals made in USA ( Chantons Sous la Pluie, Un Américain à Paris). Demy tourne la majeure partie du film en décors naturels. Il a repeint pour l'occasion les façades de la ville et met en scène des ballets qu'il espère dignes d'Hollywood. Michel Legrand rempile et s'occupe des chansons et musiques du film.
Tandis que Les Parapluies versait dans le dramatique, Les Demoiselles, au contraire, baigne dans le pimpant et la gaieté. Tout se finit bien et l'on s'attend presque à voir des bisounours faire des cabrioles dans les rues de Rochefort lors de la scène finale. Le film est coloré, virevoltant, empreint d'une indéniable joie de vivre. Demy veut prouver que la comédie musicale (avec chants et danses) est possible en France et n'a pas à rougir face aux œuvres américaines. Il travaille dur pour cela et son film, de fait, est honorable et a effectivement sa place dans toute vidéothèque d'amateurs de comédies musicales.
Néanmoins, et malgré ses bonnes intentions, Les Demoiselles souffre de plusieurs handicaps. Kelly est trop vieux pour le rôle qu'il interprète, on croit peu à son personnage. Les deux sœurs françaises ne savent guère danser et ça se voit. À leur instar, Michel Piccoli, Jacques Perrin ou Danielle Darrieux ne sont pas très à l'aise dans la comédie musicale. Les histoires d'amour sont un tantinet mièvres. Et une sombre sous-intrigue d'un tueur qui s'appelle Dutrouz donne au film un côté prophétique assez lugubre. Tout ceci fait que Les Demoiselles dégage quelque chose d'un peu artificiel, d'un peu fade. D'un peu tragique aussi. C'est le dernier film de Françoise Dorléac, qui meurt dans un accident de voiture peu après la fin du tournage ; événement ternissant définitivement cette oeuvre, qui se voulait une ode à l'amour, la gaieté et la " sororité ".
CHAMBORD : SES ÂNES, SES PRINCESSES...
Il était une fois un roi qui voulait épouser sa fille. D'où lui venait cette idée saugrenue ? Du fait que son épouse, mère de la princesse, était morte et qu'il lui avait fait la promesse, sur son lit de mort, de ne s'unir en secondes noces qu'à une femme plus belle qu'elle. Or, après recherches, il s'était avéré que la seule nénette du royaume pouvant se prétendre plus jolie que la défunte reine, c'était la princesse. Voilà donc le bon souverain à vouloir épouser sa propre gosse (ce qui craint quand même un max !). Heureusement, une fée survient qui suggère à la princesse de fuir le patelin, cachée sous une peau d'âne...
En 1970, Jacques Demy, fort du succès des Demoiselles de Rochefort, souhaite dépoussiérer le conte de Peau d'Âne, comme Jean Cocteau a pu le faire en 1946 avec La Belle et la Bête. D'ailleurs, en clins d'œil respectueux à son prédécesseur, Demy engage Jean Marais (qui jouait la Bête chez Cocteau) pour incarner le roi, père de Peau d'Âne, et il parsème son film d'allusions visuelles à l'œuvre de Cocteau. (Ainsi, dans la scène où le monarque amène la dépouille de l'âne à sa fille, Jean-Marais-roi portant la peau de l'équidé mort ressemble à s'y méprendre à Jean-Marais-Bête portant la Belle inanimée.)
Aux côtés de Marais, Deneuve sera la princesse, Jacques Perrin le prince, Micheline Presle la mère du prince, et Delphine Seyrig une fée des Lilas coquette et sensuelle. Pour la musique et les chansons, Michel Legrand s'y colle à nouveau - jamais deux sans trois, comme on dit. Les châteaux de Chambord et du Plessis-Bourré servent de décors. À sa sortie, le film devient le plus gros succès de Demy. Il le restera jusqu'au décès du réalisateur en 1990.
Derrière l'apparente naïveté qui se tient dans l'idée d'adapter un conte de fées au cinéma, Peau d'Âne n'est en rien un film naïf, ni dans son propos ni dans son traitement. Si Demy, pour ce projet, a choisi un des contes préférés de son enfance, il a aussi choisi un conte difficile, cruel, tout empli de tabou puisque l'inceste y est clairement évoqué. Et Demy, loin de céder à la facilité, a conservé tous ces éléments dans son adaptation. Il a même encore épicé l'intrigue originelle en faisant de la Fée des Lilas une amoureuse éconduite déterminée à prendre sa revanche et de Peau d'Ane une princesse ambigüe qui n'est pas insensible au charme de son père. Pour enfoncer le clou, Demy montre même, plus tard dans le film, que son héroïne, loin d'être une gourde dans le genre de Blanche-Neige, sait faire preuve de rouerie et de stratégie pour séduire le prince.
Par ailleurs, au niveau mise en scène pure, Demy s'est donné - comme souvent mais peut-être encore plus que d'habitude - un mal de chien. Le travail autour des couleurs, des décors et des costumes est plus que jamais admirable. Manipulant toute l'imagerie liée aux récits merveilleux, il va au bout du kitsch et, ce faisant, va aussi au bout de son intention perpétuelle de réalisateur, qui est de mêler modernisme et enchantement.
Si on a l'avantage de découvrir ce film étant enfant - surtout si l'on est une petite fille ! - on ne peut qu'être emporté par la magie de ce film. On est sûr aussi de ne pas le regarder avec un œil trop critique, trop hautain, trop peu crédule. Autre avantage encore : aux yeux d'un enfant, l'aspect incestueux de l'histoire n'apparaît qu'anecdotique, allégée de la dimension perverse que ne peut que lui prêter une vision plus mature.
Si, par contre, on est adulte lors du premier visionnage de Peau d'Âne, il y a un prérequis indispensable pour supporter l'heure et demi du film : être justement capable de retrouver son âme d'enfant et de garder son cœur émerveillable. Alors, et seulement alors, l'enchantement qu'est Peau d'Âne peut fonctionner à plein. Et l'on comprend ainsi que si ce film supporte aussi bien le passage du temps, c'est à cause de la magie qui le lie au monde de l'enfance et qui fait que, tel un conte d'antan, il se transmet de génération en génération.
POUR LES FLEMMARDS : Peau d'Âne l'emporte. Parce que, même si c'est loin d'être son dernier film, c'est l'œuvre-testament de Demy. Il y a mis tout ce en quoi il croit, en tant qu'artiste et en tant que réalisateur. Des trois films, c'est donc le plus culte. En outre, l'aspect intemporel de la narration l'empêche de vieillir.