Date de sortie 23 novembre 2016
Réalisé par Stéphane Brizé
Avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau,
Swann Arlaud, Nina Meurisse, Clotilde Hesme, Olivier Perrier
Genre Drame
Production Française, Belge
Synopsis
Normandie, 1819.
À peine sortie du couvent où elle a fait ses études, Jeanne Le Perthuis des Vauds, (Judith Chemla) jeune femme trop protégée et encore pleine des rêves de l’enfance, se marie avec Julien de Lamare (Swann Arlaud). Très vite, il se révèle pingre, brutal et volage.
Les illusions de Jeanne commencent alors peu à peu à s’envoler.
Entretien avec le réalisateur, Stéphane Brizé relevé dans le dossier de presse.
Un an après La loi du marché, vous arrivez avec un nouveau film.
Une vie était écrit avant La loi du marché, il s'est financé pendant l'écriture et la fabrication de ce dernier. Ensuite, ils se sont enchainés mais ce projet est né il y a une vingtaine d'années, lorsque Florence Vignon, la co-scénariste du film, m'a fait découvrir le roman.
Avec cette histoire d'une jeune femme au XIXème siècle, nous sommes loin du chômeur de longue durée.
Le contexte est différent mais je vois le fil entre tous mes films. Et entre celui-ci et le précédent aussi. Jeanne et Thierry, le personnage que jouait Vincent Lindon, sont des êtres qui ont une haute idée de la vie. Thierry l'exprime en refusant une situation insupportable, Jeanne l'exprime dans sa confiance extrême en l'Homme. Ensuite, les contextes sont tellement éloignés que les histoires vont naturellement être différentes. Mais je peux relier ces personnages au delà de l'époque et de la situation sociale.
Y-a-t-il un lien entre Jeanne et vous ?
Le regard de Jeanne sur le monde fait écho en moi.
Jeanne entre dans la vie dite "adulte" sans avoir fait le deuil du paradis de l'enfance, ce moment de la vie où tout semble parfait.
Ce moment où les adultes sont ceux qui savent, ceux qui disent qu'il ne faut pas mentir et qui donc, on le pense, ne mentent pas.
Moment de la vie où l'on voit les choses sans arrière-plan.
L'âge avançant, cet idéal se nuance, en allant parfois jusqu’au désenchantement. Pour s'en préserver, il faut acquérir des outils de protection.
Comprendre les mécanismes qui lient les êtres, garder la bonne distance sans basculer dans une profonde désillusion face à la brutalité des rapports humains.
Comment s'est faite la rencontre avec Judith Chemla ?
Par casting, très classiquement. Je ne crois pas du tout à la notion de personnage, je crois en la personne. Et je savais qu'il fallait que je capte un rapport singulier au monde. Judith n'est pas Jeanne mais elle a un rapport extrêmement intense à ce qui l'entoure. Elle voit ce que d'autres ne savent plus voir, elle ressent ce que d'autres n'osent plus ressentir. Elle est dans un souci constant de vérité. C'est une personne exceptionnelle avant d'être une immense actrice. C'est cela que je filme ; son rapport au monde. Ensuite, son talent d'actrice, talent complètement ahurissant, c'est d'être incroyablement disponible. Elle ne craint aucun espace de la psyché, même les plus sombres.
Le film commence alors que Jeanne a environ 20 ans et se termine 27 ans plus tard. Vous ne vous étiez jamais confronté à ce type de récit qui s'étale sur autant de temps.
C'est effectivement une nouveauté pour moi. Et la première question, après avoir réglé les problèmes de narration au scénario, concerna le maquillage et la coiffure. Moi qui ne jure que par le réalisme, je me mettais, de fait, face à ce qui peut sembler pour le coup le moins réaliste qui soit : le rajeunissement et le vieillissement d'un visage par le maquillage.
C'est la première chose que nous avons essayée sur Judith et Jean-Pierre Darroussin (je ne parle pas de Nina Meurisse car à ce moment-là, elle n'avait pas encore été choisie). Si cela n'avait pas été convaincant, je n'aurais pas fait le film. Je ne voulais rien de voyant, rien que je ne puisse filmer en gros plan, rien qui ne fasse pas vrai. Le jour où j'ai vu Jeanne et son père d'abord jeunes puis vieux, j'ai été troublé. La coiffeuse et la maquilleuse ont du talent mais rajeunir et vieillir, au cinéma, ce n'est pas que cela. C'est même loin d'être uniquement cela. Il faut que ce soit bien éclairé mais il faut aussi de grands comédiens. Car c'est un état physique et psychologique. Judith et Jean-Pierre ne jouent pas des gens plus jeunes ou plus âgés, ils sont réellement plus jeunes et plus âgés. Je ne sais pas par quels mécanismes ils font cela mais leur corps tout entier se transforme, leur énergie se métamorphose.
Vous évoquez Jean-Pierre Darroussin, il faut aussi parler de Yolande Moreau qui joue sa femme.
Bien sûr car il fallait créer un couple crédible et harmonieux. La personnalité de Jeanne est le fruit de celle de ses parents. Le père est un homme de la terre qui prend grand soin de son jardin et la mère se réfugie dans ses souvenirs. Ce sont des personnages un peu en dehors du monde, très doux, très poétiques. Yolande et Jean-Pierre jouent aussi des personnages très en avance sur leur époque car au moment de marier leur fille, ils lui demandent son avis sur ses sentiments. C'était quelque chose de très rare à ce moment-là. Maupassant évoque même dans le roman la philosophie Rousseauiste du père. Et c'est en cela que cette histoire m'a intéressé. Car à partir du moment où Jeanne a le choix de se marier ou pas, je ne fais pas une thèse sur la condition de la femme au XIXème siècle. La seule chose qui va influer sur les choix de Jeanne est son rapport au monde et à ses parents. Et ce qui se joue là – l'influence de la mère, la lâcheté du père, la culpabilité de Jeanne – devient universel et intemporel. L'histoire appartient alors à tout le monde.
C'est une adaptation et comme toute adaptation, il y a évidemment des choses différentes avec le livre. Comment l'assumez-vous ?
C'est ma seconde adaptation après celle de Mademoiselle Chambon. J'avais compris à ce moment-là, que pour être fidèle, il fallait trahir. Notion qui peut d'ailleurs paraître ironique au regard de l'histoire de Jeanne. Mais là, le roman est une montagne. Pas en volume mais en pure littérature. Il s'agit alors de se défaire du littéraire pour accéder au cinéma. C'est ce qui est le plus compliqué en fait. Car le roman de Maupassant impose une telle structure, le style prend tellement de place, qu'il est compliqué de s'en débarrasser. Tout en gardant la trame narrative, il faut tordre le cou à la puissance littéraire pour s'approcher d'une narration de cinéma.
Puisque vous dites qu'il faut trahir pour être fidèle, quelle est la “trahison” majeure que vous vous êtes autorisée ?
La grande différence entre le livre et le film, c'est le point de vue. Le film est uniquement raconté du point de vue de Jeanne. Pas une scène sans qu'elle ne soit présente. Chacun des personnages n'existe que si elle est là. Cela nous a amené à notamment modifier une chose importante : la mort de Julien. Dans le livre, Monsieur de Fourville pousse la carriole qui abrite les amours clandestines de Julien et de Gilberte depuis le haut de la falaise. Les deux amants meurent en s'écrasant sur les rochers en contrebas. Nous ne parvenions pas à faire comprendre ce meurtre sauf si nous l'avions filmé. Mais la règle du point de vue unique de Jeanne nous l'interdisait, elle ne pouvait pas être le témoin de cet acte. Il fallait donc trouver une solution pour comprendre que Monsieur de Fourville avait tué les amants avant de se donner la mort. Sa mort qui n'est d'ailleurs pas du tout signifiée dans le roman.
L'adaptation est une appropriation.
Il s'agit de transformer une œuvre littéraire en film. Les outils sont incroyablement différents. Sans omettre la contrainte qu'avec ce genre d'ouvrage, beaucoup de gens se souviennent des évènements saillants du récit.
Il faut donc créer très librement un chemin de cinéma qui relie les temps forts de l'histoire qui appartiennent, eux, au roman.
La structure du film est d'ailleurs différente de celle du roman.
Le grand bouleversement, c'est le mélange des époques. Flashforward, flashback, flashback dans le flashback, ces allers retours dans le temps n'existent pas dans le roman, c'est une différence importante. C'est un montage très différent de mes films précédents. Néanmoins, je garde toujours présent à l'esprit que pour m'autoriser certains longs plans, je dois dynamiser le récit. Cela ne change pas. Avec le souci constant de ne jamais perdre le spectateur malgré une structure plus complexe. Mais une structure qui crée aussi cette sensation du temps qui passe bien plus solidement que si le récit se déroulait chronologiquement. Le présent est éclairé par le passé et réciproquement. Tout s'enchevêtre dans l'esprit de Jeanne et l'effet d'empilement, construit sur des ellipses très brutales, traduit le temps qui passe. On passe d'une époque à une autre comme l'esprit passe d'un souvenir à un autre. À chaque instant l'esprit mêle le présent et le passé, l'existence n'est finalement pas une suite si chronologique de faits. C'est un millefeuille qu'il s'agissait de construire pour traduire ce que Maupassant décrit, lui, avec ses outils d'écrivain.
Ce qui a aussi impliqué un tournage sur plusieurs saisons.
Oui, c'était une évidence que les producteurs ont formidablement assumée dès le départ du projet. Montrer organiquement et physiquement le temps qui passe avec les saisons. Revenir sur les mêmes lieux – la plage, la campagne, le parc, le potager – en montrant la métamorphose de la nature. Cela, mêlé au vieillissement des corps, traduit plus puissamment la sensation de la vie qui s'écoule. Avec l'envie aussi que la nature soit l'écho de la psychologie de Jeanne. Car elle est en lien organique et psychique avec les éléments. Ensemble, ils ne font plus qu'un.
Deux choses apparaissent dès la première image : le format presque carré 1.33 et la caméra à l'épaule.
Le format 1.33 crée de l'enfermement pour Jeanne, comme une boîte (sa propre histoire) dans laquelle il lui est difficile, voire impossible, de s'extraire. Le cinémascope était bien sûr envisageable. J'ai exploré cette piste mais dès les essais, ce cadre, en plus de ne pas traduire l'emprisonnement de Jeanne, nous emmenait aussi paradoxalement vers trop de classicisme. Je dis paradoxalement car le cinémascope est pourtant un format moderne. Le mélange du format allongé et des costumes raconte une histoire classique dans l'inconscient collectif contre laquelle il fallait lutter pour donner sa modernité à l'histoire.
La caméra à l'épaule traduit pour moi la pulsation de la vie intérieure de Jeanne. Même lorsqu'elle est au fond du gouffre, filmée en plan fixe, la légère vibration du cadre me raconte qu'elle est encore vivante. J'aime que le plan soit en constant déséquilibre, comme le comédien d'ailleurs. J'aime qu'à chaque seconde le chef opérateur soit en questionnement intuitif de son cadre, qu'il l'ajuste continuellement, même imperceptiblement, en lien avec sa respiration et celle de l'acteur en face de l'objectif. Ce mélange d'un format plutôt utilisé dans le passé (même s'il revient aujourd'hui régulièrement après avoir presque complètement disparu) en même temps que la caméra à l'épaule crée un mariage intéressant. Un mariage qui participe à créer l'intemporel de l'histoire. Et finalement sa modernité.
Comment travaillez-vous avec votre chef opérateur ?
Ce film est ma troisième collaboration avec Antoine Héberlé. Sa place dans le dispositif est déterminante. Préparation et tournage, il m'accompagne dans toutes mes réflexions et mes intuitions, sans apriori. J'écris la partition mais comme les comédiens, Antoine l'interprète. Tant dans le dispositif technique mis en place que dans les cadres et les mouvements de caméra. Il sait aussi qu'avec moi, rien n'est jamais figé sur le plateau. Je peux décider d'un axe et le changer au dernier moment car la vérité du plateau est plus puissante que la vérité du papier. Je m'adapte sans cesse et Antoine m'accompagne. Sa lumière magnifique ne contraint rien sur le plateau, pas un mouvement, pas un déplacement, elle est en adéquation avec la mobilité dont j'ai besoin.
Parlez-nous aussi de la musique.
L'instrument utilisé est le piano forte, l'ancêtre du piano actuel. Comme la caméra à l'épaule crée une hésitation dans le cadre, il y a dans ce son quelque chose de moins précis qu'avec le piano moderne. L'instrument crée lui-même sa propre mélancolie au delà même de la mélodie. J'ai travaillé avec Olivier Baumont, grand claveciniste, qui m'a fait découvrir la musique baroque il y maintenant pas mal d'années. Il m’a d'abord fait écouter de très nombreux morceaux, nous en avons enregistré quelques-uns et un passage de La Pothouin de Jacques Duphly a naturellement pris sa place. Morceau que je lui ai aussi fait interpréter d'une manière plus déstructurée pour traduire certains moments d'errance de l'esprit de Jeanne. Olivier a aussi composé un thème qui se trouve dans le film. C'est sa première expérience de cinéma.
Qu'est-ce que l'on ressent
en s'attaquant à un projet auquel on rêve depuis tant d'années ?
C'est troublant. On se demande même parfois si on a le droit de rendre réel un fantasme. Je pense notamment aux moments où le tournage était difficile, c'est arrivé. J'avais alors l'impression que le roman se vengeait, qu'il m'avait laissé faire quelques temps mais qu'il me montrait qui était le patron. Mélange de bras de fer avec l'œuvre en même temps qu'il fallait se laisser pénétrer non par les mots mais par ce qu'il y a au delà des mots. Les mots du roman sont au coeur d'un paradoxe terrible d'ailleurs ; ils ont fait que cette histoire m'a touché et ils ont été mon pire ennemi. Car il ne faut pas suivre le romancier quand on adapte son livre, il faut lutter contre ce qu'il écrit. Il faut écouter ce qu'il suggère. C'est une étrange bataille.
J'ai aujourd'hui un seul regret après tout ce temps passé avec Jeanne ; c'est que je ne relierai sans doute jamais le livre de Maupassant.
Mon opinion
La réalisation sans fioriture du nouveau film de Stéphane Brizé est surprenante. Tant par le choix de l'image, qui emprisonne le spectateur au cœur du récit, que par l'histoire qui s'étale sur plusieurs années.
Concernant son adaptation le réalisateur a déclaré : "Le roman de Maupassant impose une telle structure, le style prend tellement de place, qu'il est compliqué de s'en débarrasser. Tout en gardant la trame narrative, il faut tordre le cou à la puissance littéraire pour s'approcher d'une narration de cinéma."
Il rajoute pour définir son héroïne comme une femme qui "entre dans la vie dite "adulte" sans avoir fait le deuil du paradis de l'enfance, ce moment de la vie où tout semble parfait.".
Un casting remarquable à la tête duquel Judith Chemla est bouleversante et magnifique.
Un grand coup de cœur pour ce film et la magistrale interprétation.