LA FILLE DE BREST : Rencontre avec Emmanuelle Bercot

Plus de dix huit mois après un Festival de Cannes de rêve, où sa Tête Haute avait fait l’ouverture et sa performance dans Mon Roi lui avait valu un Prix d’interprétation, Emmanuelle Bercot change radicalement de registre en s’attaquant à l’affaire du médiator, tout en conservant ce qui fait le sel de son cinéma. Nous avons eu la chance de converser avec cette femme engagée.

Au delà de cette affaire sordide et révoltante, ce qui interpelle dans votre film, c’est le parcours d’Irène Frachon, sa personnalité, son courage, son humour, son émotivité. Je crois savoir que c’était votre souhait que de réaliser avant tout un portrait de femme…

Emmanuelle Bercot : Exactement. En fait, quand on m’a proposé d’adapter le livre d’Irène, j’avais entendu parler de cette affaire dans les médias, comme tout le monde, mais sans y prêter plus d’attention que ça. Le livre m’a évidemment plu, surtout par rapport au personnage d’Irène et tout ce par quoi elle a dû passer pour faire éclater la vérité. Néanmoins, je ne me voyais pas en faire un film à ce moment là. C’est vraiment en rencontrant Irène et en découvrant la femme extraordinaire qu’elle est, que j’ai accepté de faire le film. Je voulais faire son portrait et traiter son combat à travers son point de vue à elle. L’affaire du médiator a surtout servi de toile de fond.

Ce qui nous rend si admirative d’elle, c’est le fait qu’elle ne recherche nullement à se mettre en avant dans ce combat. Elle ne cherche qu’à protéger ses patient.

EB : C’est une femme ordinaire qui a été confrontée à un combat extraordinaire. On peut se poser des questions sur ses motivations et pourquoi elle n’a rien lâché alors qu’elle a n’a eu que des obstacles devant elle. C’est quelqu’un qui a la vocation de son métier et qui bosse auprès de ses patients comme on le faisait il y a des années. Chacun d’entre eux a son numéro de portable. Elle est entièrement dévouée à son métier. Elle a une vision pure et idéaliste de la médecine. Au point que lorsqu’elle a constaté les effets du médicament mais aussi la corruption et les conflits d’intérêts qu’il pouvait y avoir avec les entreprises pharmaceutiques, elle était effondrée car pour elle, la médecine était intouchable et incorruptible. Sa vision est à la fois idéaliste et innocente. Elle a quelque chose de très enfantin par rapport à cela. Sa motivation première, c’est son empathie pour les patients et les victimes. Elle n’a pensé qu’à eux tout le temps. D’ailleurs, elle est toujours présente à leur côté aujourd’hui. D’autant plus que le procès n’a pas encore eu lieu et que les victimes n’ont toujours pas été indemnisées. Elle ne lâchera rien tant qu’il n’y aura pas eu reconnaissance et réparation. Mais c’est vrai qu’elle s’est découverte une parole spontanée et politique. C’est ce qui a plu au grand public, ce naturel, cette émotion et cette humanité avec laquelle elle a transmis son histoire. Elle est devenue un personnage mais elle s’est découvert cela et s’est surprise elle même.

C’est aussi un personnage assez excessif dans ses expressions, sa gestuelle, ses mimiques, ses grimaces… Une sorte de clown.

EB : C’est ce qui m’a séduit car l’histoire étant scientifique, technique, aride et complexe, je m’attendais à rencontrer quelqu’un de sérieux et de rigide. Or, ce qui est frappant, c’est cet énorme fossé entre ce qu’elle a accompli qui demande de la rigueur, de la détermination et le personnage fantaisiste, fantasque et clownesque qu’elle peut être. Elle est pleine d’énergie, très émotive au point de passer souvent du rire aux larmes et inversement. C’est un personnage très coloré et c’est ce qui m’a fait penser que ce serait un beau personnage de cinéma. Avec Sidse [Babett Knudsen], on n’a pas cherché l’imitation pure, on a surtout travaillé sur la gestuelle et la démarche particulière d’Irène. On a notamment beaucoup travaillé sur le fait qu’elle mime tout ce qu’elle dit. Le personnage tel qu’il est dans le film n’est pas la copie d’Irène. Ce n’est pas Sidse non plus. C’est un personnage entre Irène, Sidse et moi.

On sent que vous avez été très fidèle à cette affaire mais vous êtes-vous néanmoins permise quelques sorties de route pour apporter davantage de romanesque à cette histoire ?

EB : J’ai essayé d’être le plus fidèle possible à l’exactitude scientifique et Irène m’a beaucoup aidé pour cela. En revanche, je me suis permise de romancer légèrement la relation entre son personnage et celui du Professeur Le Bihan, interprété par Benoit Magimel. Dans le film, il aide Irène à démontrer que le médicament est nocif pour le retirer du marché. Mais une fois chose faite, il considère que c’est à l’Etat de prendre les choses en main et de poursuivre les coupables. Lui il est chercheur, il doit reprendre ses études alors qu’elle, c’est une machine de guerre qui ne peut plus s’arrêter. Là où j’ai transformé leur relation, c’est dans le fait qu’il s’oppose souvent à elle alors que dans la réalité ce n’était pas le cas. Mais je tenais à ce que le personnage d’Irène entre en opposition avec quelqu’un car beaucoup de personnes ont tenté de la freiner. Dans le film, c’est ce professeur qui incarne ces gens là. Donc tous les conflits que l’on voit entre eux n’ont pas existé. De même pour la légère ambiguïté quant à leurs sentiments réciproques que je me suis permise d’injecter. Je suis heureuse que le Professeur Le Bihan ait eu l’intelligence de comprendre et d’accepter que je prenne cette liberté par rapport à son personnage.

Et par rapport à la famille d’Irène et à ses patients, comment avez vous procédé pour incarner au mieux son engagement auprès d’eux ?

EB : Dans son livre, on comprend que sa famille occupe une place très importante. J’ai passé beaucoup de temps chez elle et c’est absolument saisissant, cette harmonie entre ses quatre enfants et son mari qui est son exact opposé. Ils sont tous de bons musiciens alors tout le monde joue d’un instrument et quand Irène rentre du travail, elle baigne dans la musique. J’ai restitué cela très fidèlement. Ça nous aide à comprendre que c’est grâce à eux qu’elle a tenu. Quant à ses patients, la question était de savoir si on allait en incarner plusieurs ou non. Finalement, on a choisi d’en incarner une seule mais qui symbolise tous les autres. Pour moi, c’était inenvisageable de ne pas représenter une victime dans le film. Je voulais aussi que les spectateurs prennent la mesure du sacrifice de la santé de ces gens, de leur cœur, de leur vie et qu’on ressente organiquement les dégâts de ce médicament.

Et enfin, c’est un film très stylisé, à l’américaine, une sorte de thriller et votre premier film de genre en quelque sorte… Comment avez-vous décidé d’adapter cette histoire par ce biais là ? Et quels ont été les enjeux en terme de mise en scène, de découpage et même de d’esthétisme où l’on sent l’influence de films comme Les Hommes du Président ou Spotlight ?

EB : Je pouvais traiter cette histoire de mille manières mais j’ai choisi d’en faire un thriller car Irène m’avait confié que durant toute son enquête, elle avait eu le sentiment de devenir paranoïaque et de se trouver dans un film noir. J’ai pensé que si c’était de cette façon qu’elle avait ressenti les choses alors il fallait les présenter sous cette forme là au public. J’ai donc opté pour un film de genre comme les américains savent en faire. J’ai utilisé les codes de ce genre là, qui tiennent dans le rythme, avec une mise en scène très découpée et beaucoup d’axes mais aussi cette obsession de l’intensité qui permet au spectateur d’être tenu en haleine. Le son est également travaillé d’une manière pas toujours réaliste mais qui aide à dramatiser certaines situations. La musique est conçue pour épouser le rythme et l’atmosphère des différents épisodes du film. Et bien sûr, la direction d’acteurs a un rôle primordial. D’autant plus que Sidse est une actrice différente de celles que je dirige habituellement. Elle a un jeu à l’américaine et j’ai assumé cela même si ce n’est pas ce que je fais habituellement mais comme c’est une virtuose, qu’elle a une technique incroyable et qu’elle a ce talent de la composition, j’ai été a fond là dedans, même si son jeu peut paraître un peu outrancier et grimaçant comme souvent chez les américains mais c’est quelque chose qui sert le style du film. Esthétiquement je voulais aussi que la lumière soit stylisée, ait du caractère et une fonction dramatique bien qu’on ait tourné très vite et dans des décors qui ne s’y prêtent pas du tout.

Sortie le 23 novembre 2016.