Gareth Edwards nous ouvre un nouveau pan de la saga Star Wars avec finesse [Attention : Légers spoilers !].
En tant que premier spin-off de la saga Star Wars depuis le rachat de Lucasfilm par Disney, Rogue One peut être perçu de deux manières. D’un côté, celle d’un produit opportuniste en quête de boucher les trous de la franchise, se focalisant cette fois-ci sur le vol des plans de l’Étoile noire précédant Un nouvel espoir, quitte à dénaturer la force évocatrice du hors-champ dans l’univers de George Lucas, qui débutait le premier film in medias res, avec seulement une indication de l’événement dans le panneau introductif. De l’autre, celle d’une œuvre prenant la forme d’une déclaration d’amour, délivrée par un fan désireux d’exprimer la qualité fondamentale de Star Wars : sa constante suggestion de l’ampleur de son monde, qui appelle le public à se l’approprier. Si Le Réveil de la Force s’attelait surtout à retranscrire avec brio, mais dans un travail de bon élève, la richesse d’écriture de la saga, en réhabilitant le modèle campbellien et son efficacité, Rogue One ose sortir des habitudes des précédents films pour embrasser l’immense univers étendu, auxquels les fans ont su donner mille autres couleurs. Dès les premiers plans, la lumière paraît moins féerique, plus nuancée, et le talent du chef opérateur Greg Fraser (qui a notamment œuvré sur le magnifique Bright Star) permet au réalisateur Gareth Edwards de tempérer la magie inhérente à cet univers, et ainsi d’exprimer un point de vue nouveau, plus ancré sur l’humain et non le sur-humain, dans une réalité et une époque où la Force et les dogmes qui y sont liés ont pratiquement disparu.
En effet, délesté du poids de ses héritiers constamment focalisés sur les grands de ce monde (les Jedis), Edwards s’adonne à sortir Star Wars de sa dimension de fresque volontairement manichéenne pour flouter la scission du Bien et du Mal qui caractérise souvent la saga. Mais là encore, le cinéaste ne fait que prouver sa passion et sa connaissance encyclopédique de l’œuvre de Lucas, puisque l’univers étendu a déjà entamé depuis longtemps sa complexification morale, décrivant le quotidien de millions d’êtres à travers la galaxie, jusque là utilisé comme toile de fond. La valeur transmedia de Star Wars a toujours créé une hiérarchie, le cinéma étant dédié à son aspect quasi-divin, à ses histoires que le petit peuple peut lui-même concevoir comme des mythes (ce qui est d’ailleurs le cas de Rey dans Le Réveil de la Force). Le fait que Rogue One brise cette règle lui offre donc l’opportunité de livrer des personnages au parcours plus ambivalent, ce qu’il met principalement en avant avec son contexte, nous ramenant à la réalité d’une Rébellion voulant combattre l’Empire par tous les moyens, quitte à perdre de vue le bien-fondé de sa cause.
La traditionnelle tragédie familiale, séparant ici le concepteur de l’Étoile noire de sa fille Jyn Erso (Felicity Jones), ne s’incarne qu’au sein des considérations politiques et des divergences idéologiques. L’intime, qui est pourtant au cœur même du programme de Rogue One, puisqu’il met en lumière l’identité des quelques hommes et femmes ayant ouvert la voie aux aventures d’autres héros, ne peut exister qu’à l’aune du combat qui le dépasse. Gareth Edwards parvient à rendre un sens tragique assez inédit à la saga, prouvant que les êtres qui composent l’univers ne peuvent se construire qu’au travers de la guerre et d’une notion de conflit permanent, qui empêchent des familles ou des amitiés de se forger. A la simple nature du projet, il était évident que le cinéaste y imprégnerait sa mise en scène fondée sur de forts contrastes d’échelle, déjà à l’œuvre dans Monsters et son sous-estimé Godzilla. Outre leur dimension fondamentalement spectaculaire, les personnages n’en semblent que plus rapetissés, piégés par la cruauté d’un monde qui les engloutit, à l’instar de Cassian Andor (Diego Luna), homme dévoué à la Rébellion au point d’accepter les pires besognes.
Néanmoins, cet aspect plus sombre et dramatique n’excuse pas complètement Rogue One de précipiter, voire de sacrifier, l’évolution de ses personnages et leurs relations. Les reshoots massifs se font parfois ressentir, notamment en ce qui concerne le pourtant passionnant Saw Garrera (Forest Whitaker, brillant de charisme), extrémiste rebelle quelque peu aseptisé dans le montage final. Certes, la narration se déroule dans l’urgence, mais c’était également le cas du premier Star Wars. Il manque ici un point d’accroche aux protagonistes, des interactions qui, quand elles sont faites, les rendent tout de suite beaucoup plus attachants. C’est en partie pour cela que le film trouve ses plus beaux moment aux côtés de Chirrut Îmwe (Donnie Yen), vieux sage aveugle ayant une affinité avec la Force, et accompagné de son protecteur Baze Malbus (Jiang Wen), qui lui a perdu sa foi dans les croyances des Jedis. Leur rapport est d’autant plus beau qu’il synthétise la profession de foi de Rogue One, où un terre-à-terre rude n’empêche pas des pointes de spiritualité. Edwards trouve même en Chirrut un merveilleux double, celui de l’être diégétique conscient de la mort programmée qui l’attend, lui et ses compagnons, et prêt au sacrifice évoqué dans Un nouvel espoir. Le long-métrage touche ainsi au sort immuable de ses héros, contraints de rester des représentants d’une passation, idée filée jusqu’à cette sublime séquence finale, durant laquelle des rebelles anonymes se passent tel un témoin les plans de l’Étoile noire, leur mort nous amenant à un visage beaucoup plus familier.
Dès lors, Rogue One nous délivre une émotion que la saga de Lucas n’avait que peu dépeinte jusqu’alors : une profonde mélancolie, amorcée dès les premières minutes du film par le surnom accordée à Jyn par son père : Star-Dust. Cette nébuleuse, ou poussière d’étoile, peut être perçue comme cette trace laissée par le passage de Star Wars sur la culture populaire, et à laquelle Disney essaie de se raccrocher, en vain, puisque le choc créé par l’œuvre de Lucas est par essence unique. Pour autant, il ne s’agit pas là d’un aveu de faiblesse de la part de Gareth Edwards. Au contraire, il faut plutôt y voir une forme de lucidité, la conscience que cette trace est à la fois immortelle et éphémère, ancrée dans nos cœurs à une époque précise. Star Wars est une saga du temps, d’un temps qui nous file entre les doigts à mesure que nous vieillissons avec les personnages et les métrages. Edwards exploite ce concept à merveille, notamment dans son emploi très habile du montage alterné, et tout particulièrement lors de la première frappe de l’arme de l’Empire, liée à une scène plus intime. Il y a dans Rogue One la force du regret qui émane de ses personnages, celui d’avoir mal utiliser le temps qu’on leur a offert. Ils décident alors d’y pallier en prenant la pleine possession du seul round qu’on leur accorde. A ce titre, la musique de Michael Giacchino s’amuse à nous frustrer en n’utilisant que peu les thèmes de John Williams, pour les troquer pour d’autres morceaux à la sublime portée dramatique. Edwards gangrène petit à petit le projet de son identité et ne joue les nécromanciens qu’avec parcimonie, à commencer par la résurrection numérique bluffante du Grand Moff Tarkin. Il sait que Star Wars ne pourra jamais retrouver pleinement sa nature originelle, et qu’il vaut mieux donc l’en éloigner le plus possible, prouvant par là même que l’univers de Lucas est suffisamment riche pour toucher à tous les genres, et notamment le film de guerre brutal.
De cette manière, Rogue One ne devient pas qu’une œuvre utile dans la mythologie de Star Wars, mais une bouffée d’air frais au sein du planning chargé de Disney, qui risque d’amener le public vers l’overdose. Le fait qu’il soit obligé de raccrocher les wagons avec l’épisode matriciel aurait pu l’inciter à plonger dans les affres de la nostalgie. Pourtant, Edwards préfère jouer la carte du fan frustré de ne jamais avoir vu sur grand écran des expériences qu’il a vécu dans l’univers étendu. De quoi faire de son film un pur orgasme de cinéphile, surtout dans sa dernière partie mêlant bataille terrestre, aérienne et spatiale avec une fluidité et une lisibilité déconcertantes. Ajoutant sa pierre à l’édifice avec une caméra portée qui renforce l’immersion au sein de son action, il n’en oublie jamais pour autant le classicisme et l’ampleur de la mise en scène de la trilogie originale, qui rendent par leur harmonie l’un des découpages les plus élégants de l’année, magnifiant une scénographie exigeante qui met à l’amende les trois-quarts des blockbusters analphabètes de cet été.
Comme pour son précédent bijou, Gareth Edwards interroge toujours la vision divertissante de la violence au sein de ses productions (la monstration du cataclysme dans les films catastrophes pour Godzilla, le sacrifice guerrier ici) sans jouer néanmoins de malhonnêteté intellectuelle. Rogue One est viscéralement spectaculaire, mais prend avant tout des allures de fantasme imprimé sur pellicule, situation que le cinéaste explicite dans l’une des premières séquences du métrage, où un Dark Trooper ramasse un jouet de stormtrooper. Edwards redevient l’enfant qui jouait avec ses figurines dans sa chambre, tout en s’inspirant des parties endiablées qu’il a pu expérimenter sur les jeux vidéo Empire at War ou Battlefront. Pour l’homme ayant ressuscité le roi des monstres aux États-Unis, difficile de ne pas faire un lien avec Guillermo del Toro, autre admirateur de kaiju eiga et de culture geek dont il offrait un merveilleux melting-pot avec Pacific Rim, autobiographie déguisée et généreuse de son enfance. Rogue One prend les mêmes atours, et nous enchante par son plaisir communicatif, qui trouve son paroxysme dans l’iconisation soignée et instantanée de Dark Vador. En une poignée de scènes, le méchant le plus charismatique de l’histoire du septième art retrouve toute sa puissance évocatrice, jusqu’à une dernière apparition (l’un des plus beaux moments de cinéma de l’année, avouons-le) qui nous présente le personnage tel qu’on avait toujours rêvé de le voir. Car au-delà du respect évident d’Edwards envers le monde qu’il a entre les mains, Rogue One jouit d’une tendresse quasi-palpable, qui ramène le réalisateur à une certaine humilité : celle d’être, comme tout le monde, un spectateur de Star Wars, une personne qui enrichit par sa simple imagination l’univers de George Lucas. Ainsi, si le film n’en devient pas le meilleur volet de la franchise, il est peut-être le plus représentatif de l’intégration de cette dernière dans l’inconscient collectif. Star Wars est une part de notre culture et de notre quotidien, que nous exprimons tous à notre manière. Gareth Edwards nous a offert la sienne.
Réalisé par Gareth Edwards, avec Felicity Jones, Diego Luna, Ben Mendelsohn, Donnie Yen…
Sortie le 14 décembre 2016.