Sur la premisse morale de l’histoire

Par William Potillion @scenarmag

Un élément moral qui guide vos personnages (et en particulier le protagoniste et l’antagoniste) est habituellement recherché dans une bonne histoire.

Il se nomme l’argument moral ou problème moral mais le plus souvent, cet élément moral décrit une faille dans la personnalité du personnage.
Et cette description spécifique conduit à penser qu’une histoire doit d’abord se fonder sur une prémisse morale.
Ecrire une prémisse morale et inventer un protagoniste avec une faiblesse morale profonde et personnelle n’est pas une chose facile.
Beaucoup d’auteurs ne s’étendent d’ailleurs pas sur les ramifications de cette faille morale dans la personnalité de leurs personnages.

Et pourtant, au plus profond de l’intériorité d’un personnage de fiction, se cache un trésor émotionnel qu’il est bon de découvrir.

Que signifie une prémisse morale ?

Et tout d’abord, comment interpréter ce que signifie la morale dans le contexte d’une œuvre de fiction ?

Cette morale se réfère aux principes, aux comportements et à la conduite d’un personnage selon un sens de ce qui est juste, droit et  un sens de ce qui est mal, et ce, en lui-même et dans le monde.

La moralité d’un personnage transcende son attitude. Ce n’est pas parce que votre héros est un alcoolique qu’il est forcément du mauvais côté de la barrière. Vous n’en faites pas foncièrement un être mauvais.

C’est une question de bien et de mal et concrètement comment ce héros impacte les autres personnages avec ses comportements. Bien sûr, un psychopathe affecte ceux qui s’en approche. Mais savoir ce qu’est le bien et ce qu’est le mal est une problématique interne.

Une prémisse morale porte en elle un enseignement. Et ce qu’elle enseigne est comment un être humain agit en tant qu’être humain envers d’autres êtres humains.
Et comme une bonne histoire traite d’abord de la nature humaine, c’est-à-dire de ce que c’est que d’être humain, alors une prémisse morale devient critique dans la qualité d’une histoire.

Les trois briques d’une prémisse morale

Afin de rapporter la prémisse morale au niveau du personnage et ne pas se contenter d’une approche générale ou générique du problème moral, il est possible de décomposer la prémisse en trois composants.

1) Au cœur de la prémisse : un point aveugle

Ce point aveugle lié à la moralité du personnage est une croyance erronée que le personnage porte à lui-même. Et cette erreur colore toutes ses actions dans le monde extérieur.

Il ne s’agit pas de la persona, c’est-à-dire de ce comportement que nous adoptons comme façade que nous offrons au monde mais plutôt d’une perception erronée de nous-même qui oriente nos choix et nos décisions.

C’est un point aveugle en cela que le personnage ne peut voir ce comportement car il ne sait pas qu’il possède cette croyance erronée sur lui-même. Par contre, s’ils regardent attentivement, d’autres peuvent comprendre que le personnage est dans l’erreur.

Cet aveuglement participe à la motivation du personnage à traverser l’intrigue ainsi qu’à son évolution car au cours de son aventure, il devra apprendre à surmonter ce point aveugle aiguillonné par les combats, les obstacles et autres épreuves dont il fera l’expérience au cours de l’histoire.

2) La conséquence immorale

C’est la conséquence concrète de l’action du personnage sur le monde extérieur. Son comportement s’explique ou est motivé par le point aveugle. Le protagoniste (puisque c’est ce personnage que l’auteur fouillera certainement le plus) blessera autrui et la manière, la forme de cette blessure est causé par quelque chose en lui qu’il ignore encore.

3) Une tension dynamique morale

Celle-ci se produit au cours de l’intrigue, c’est-à-dire dans l’acte Deux.
Car c’est dans cette espace narratif que le protagoniste est mis dans des situations où il doit choisir entre agir moralement ou immoralement.

Soit il commence à prendre conscience de cette faille dans sa personnalité, soit il s’accroche à son attitude fausse. C’est ainsi qu’au début de l’intrigue, il surmonte assez facilement les épreuves parce qu’il n’en tire aucune leçon.
Par contre, au fil de l’intrigue, celles-ci deviennent plus ardues. Le protagoniste pourrait même échouer à l’emporter sur certaines épreuves mais il en tirera malgré tout des bribes de révélation sur lui-même.

Mais ce n’est qu’au moment du climax que la révélation sera totale. Puisqu’après le climax, c’est le dénouement de l’histoire.
Au cours de l’intrigue, cependant, il sera offert à ce protagoniste des opportunités de changer. Mais comme nous sommes encore dans l’intrigue, il fait presque systématiquement le mauvais choix.
Il ne saisit pas l’opportunité.

C’est ainsi que se crée une tension dramatique. Elle est dynamique dans le sens où il y a interaction entre les personnages. Il y a un mouvement à l’œuvre entre ce qui est offert au personnage et son déni personnel.
Une dialectique s’installe qui emmène progressivement le personnage à changer.
Notez aussi que l’enjeu pour le personnage devient de plus en plus aigu. Ce qui ajoute à la tension dramatique.

La prémisse morale rend le personnage proactif

En tant que protagoniste, être proactif est un trait de personnalité majeur. Toutes ses actions sont issues ou présidées par sa faille morale. C’est elle qui dicte son comportement et le force à agir encore et encore.
Et pourquoi le force-t-elle à agir de nouveau ? simplement parce que cette faiblesse morale lui complique sa vie et qu’il est obligé de faire quelque chose pour que cela change.

Par son comportement, il se crée des problèmes et donc il est toujours actif. Par contre, s’il n’y pas de faille morale dans sa personnalité, le personnage ne fait que réagir aux événements. Il ne les provoque pas, ce qui le rend passif.
Et cette passivité du personnage nuit à l’histoire, si elle n’est pas voulue par l’auteur.

Il devient alors nécessaire de mettre en place un lien de causalité entre ce qui se passe à l’intérieur de lui et son attitude extérieure. Il est dommageable pour l’histoire que le personnage ne réagisse qu’à des stimuli extérieurs.

La prémisse morale aide l’auteur à trouver une faille singulière pour son héros

On ne peut se contenter d’une faille générique. Car cela nuit à l’élaboration du personnage.
Pour que se crée l’empathie entre le personnage de fiction et le lecteur, il faut approfondir la connexion entre eux deux en facilitant la reconnaissance par le lecteur d’un défaut spécifique.

On part d’une idée générale comme concept directeur (par exemple une problématique sur le bien et le mal) et on l’illustre par des exemples tels qu’un comportement.
Dans les faits, le motif qui illustre le comportement d’un personnage doit mener à l’universalité de notre message.
Par exemple, si le héros se trouve dans l’obligation de mentir à un ami (comportement immoral) pour ne pas le faire souffrir au cours d’une scène, cela conduit à une attitude plus générale et à portée universelle  de compassion.
Il nous est à tous certainement arrivé de mentir pour ne pas blesser quelqu’un mais par contre le sentiment de compassion qui est du domaine de l’intelligible parle en chacun de nous quelle qu’en soit l’expérience qu’on en a fait.

Et pour parvenir au particulier, l’auteur peut tenter de scinder la prémisse morale de son histoire.

Précisions sur ce qu’est une faille générique

Considérons Le verdict.

Qui est Frank Galvin ? C’est un avocat dépité et alcoolique. Il court les petits contrats en les forçant quelque peu et qui se sert des gens pour son profit personnel.
Il ne voit les gens que sous l’aspect du profit pécuniaire qu’il peut en tirer. C’est d’ailleurs la seule valeur qu’ils ont pour lui.
Les autres humains ne sont que des cibles pour Frank.

Cet aspect de la personnalité de Frank peut être considérée comme une faille générique.
Résumons les failles que Frank doit surmonter s’il veut changer d’ici la fin de l’histoire :

  • Frank est manipulateur. Il faut qu’il comprenne que ce comportement est mauvais.
  • Frank doit apprendre à agir convenablement dans le monde, de manière juste et équitable. Il doit cesser d’utiliser les gens à son propre profit.
  • Et il est égoïste et égocentrique. Il doit apprendre à partager, à ne plus penser à soi d’abord. Il doit comprendre qu’il ne peut se réaliser pleinement que dans le regard d’autrui.

Pourquoi ces failles sont-elles génériques ? Parce qu’elles éludent la raison de ces comportements. Elles n’expliquent pas le comportement de Frank, elles ne font que le décrire.
Aucune lumière ne nous est donnée sur ses motivations personnelles. On ne sait pas pourquoi il est manipulateur, pourquoi il est injuste ou égoïste.

Une attitude nous est donnée et nous appréhendons Frank dans la totalité de ses comportements. C’est ainsi que beaucoup de personnages sont créés. Il leur est attribué un problème générique qui semble personnel.
Tant qu’il ne nous est pas donné d’indices sur les raisons du comportement d’un personnage, tant que nous le voyons agir et que nous comprenons que c’est mal et qu’en conséquence, il a besoin de changer d’attitude, nous sommes dans une faille générique de sa personnalité.

Du générique au personnel

Pour entrer dans les détails de la personnalité du personnage, il faut se livrer à un brainstorming.

  • Pour agir si misérablement dans le monde, qu’est-ce que Frank doit bien pouvoir penser de lui-même pour avoir un comportement si méprisable ?
  • De quoi Frank pourrait-il bien avoir peur s’il se comportait avec droiture ? S’il n’était pas si manipulateur ? Si égoïste ?
  • Quel prix devrait-il payer s’il  n’agissait pas immoralement ?
  • Qu’est-ce que Frank serait-il si terrifié d’exposer de lui-même aux yeux d’autrui ?
    Qu’est-ce qui l’effraie le plus s’il devait baisser sa garde ?

Ce sont de telles questions que vous devez vous poser une fois que vous vous êtes décidé pour une conduite générale de votre protagoniste dans votre monde imaginaire.
Vous ne pouvez pas simplement statuer qu’il utilise les autres sans expliquer pourquoi il le fait.

Considérez qu’un comportement n’est pas gratuit. Vous devez trouver les motivations réelles derrière ce comportement.
De plus, cela vous aidera à définir l’arc dramatique de votre héros, du moins à rendre cet arc convaincant.

Concernant Frank Galvin, l’un des résultats auxquels pourrait aboutir  ce brainstorming serait que Frank considère autrui comme sans valeur parce qu’il a de lui-même une piètre estime.
Qu’il est lui-même sans valeur comme tout le reste du genre humain selon son point de vue.
Son arc dramatique consisterait alors à décrire comment cet opinion sur lui-même change de manière positive. Comment son regard sur la nature humaine change afin qu’il s’accepte lui-même.

Cette mésestime est le point aveugle que nous mentionnions. Frank Galvin n’a pas conscience de ce qui motive son comportement envers les autres et de sa conduite dans la vie.

Toute l’histoire de Le Verdict est le combat de Frank pour la valeur et l’importance d’une inconnue que la société des hommes a jugée et donc déclarée comme inutile.

En conclusion

Ce que va découvrir Frank, c’est qu’une jeune femme dans le coma devenue légume importe autant que n’importe quel autre individu. Il ne va pas apprendre à mieux agir dans le monde. Ce qu’il va comprendre, c’est que si quelqu’un comme cette jeune femme importe et a de la valeur, alors elle et lui-même valent le coup qu’on se batte pour eux.
Autrement dit, Frank se sentira revaloriser dans son combat pour rendre à cette jeune femme ses droits et sa dignité.

C’est ainsi que l’on passe du générique au personnel. C’est en ajoutant du cœur et de l’émotion.
En ajoutant de la profondeur à un personnage en le questionnant sur ses motivations réelles.

Des motivations qui explicitent son comportement actuel et qui n’en font pas simplement un donné pour le lecteur.

Le point aveugle de Frank :
Frank se considère sans valeur. Ce qui l’a amené à considérer tout un chacun de la même façon.

La conséquence immorale :
En dévaluant autrui et en en faisant des proies pour en tirer un profit, Frank agit misérablement. Cette attitude est la conséquence directe de son point aveugle.

La tension dynamique morale :
Il lui est offert au cours de l’intrigue des opportunités pour agir selon une éthique morale bien plus gratifiante. Mais il reste bloqué dans son point de vue sur le monde.
Du moins jusqu’à ce qu’une lumière se fasse jour et qu’il ait enfin des raisons pour changer.

S’il n’explique pas le comportement actuel de son personnage, l’auteur reste dans le générique et se limite forcément dans l’exploration dramatique de son personnage.

Afin de s’assurer de transcender le problème moral générique, il faut donc
  • s’assurer que le problème moral du protagoniste est réellement un problème et non pas quelque chose de superficiel. Vous ne pouvez pas poser là un personnage et le considérer comme un donné pour le lecteur. Ce donné n’est pas suffisant pour lui permettre de comprendre le contexte moral dans lequel évolue ce personnage.
  • questionner ce personnage afin de découvrir ses réelles motivations. L’auteur doit comprendre pourquoi le personnage agit comme il le fait.
    L’une des questions les plus importantes est de se demander pourquoi quelqu’un est-il amené à croire de manière erronée des choses sur lui-même qui justifient son mauvais comportement ?
  • tenter au cours d’un travail préalable de décomposer cette croyance (ou cette motivation) en un point aveugle et en conséquences de ce point aveugle et d’en définir une tension dynamique morale (ce qui revient à décrire un arc dramatique pour le personnage).
  • s’assurer que quelque soit le parcours que suit le protagoniste (un changement pour le meilleur ou bien pour le pire) qu’il résout le point aveugle.