Intrigue : ecrire le film noir

Par William Potillion @scenarmag

Ce qui caractérise avant tout le film noir (qui est un genre en soi) est la nature de son intrigue. Une intrigue complexe qui fleurit en ramifications multiples.

Cependant, ce qui distingue le genre est la façon dont l’affaire (car il y a toujours une affaire au cœur du film noir) développe les personnages.

Philip Marlowe

L’icône de Raymond Chandler est certainement liée au succès du film noir.
Le Grand Sommeil de William Faulkner, Leigh Brackett et Jules Furthman, d’après le roman Le Grand Sommeil (The Big Sleep) de Raymond Chandler est un exemple à méditer.

L’affaire pour laquelle les services de Marlow sont loués se révélera complexe et tortueuse et ne cessera d’aller de surprise en surprise. Plusieurs meurtres y seront commis. Parmi les lieux décrits, nous visiterons un casino présidé par un gangster et dont la femme est portée disparue.

Raymond Chandler était indéniablement un expert dans l’art de créer une intrigue sur fond de mystère. Voici les 10 conseils qu’il prodigue :

  1. Le héros doit être motivé de manière crédible envers non seulement la situation initiale mais aussi impliqué dans le dénouement. Si vous créez un héros qui maintient une distance entre les événements et lui, vous ne parviendrez pas à convaincre votre lecteur.
  2. Le héros doit être un expert dans son domaine. Il doit être familier des enquêtes et des meurtres. S’il commet des erreurs, ce sera dans des situations où il se sent mal à l’aise telles que l’amour, la famille…
  3. Le film noir dépeint des gens réels dans un monde réel. Les personnages, le monde, l’atmosphère se réfèrent à notre réalité. Il s’agit d’ailleurs souvent d’un monde interlope qui s’enracine dans la réalité de notre quotidien.
  4. Il y a un mystère et il y a une investigation. Toute l’histoire ne peut se baser seulement sur le mystère. L’investigation elle-même doit être une aventure comme si le mystère n’était qu’un McGuffin.
    Bien sûr, l’intrigue la plus efficace est celle qui accorde un poids égal autant au mystère qu’à l’enquête pour le résoudre.
  5. Alors que l’intrigue s’avère complexe dans son déroulement, le mystère en soi doit être d’une essentielle simplicité. Il s’explique facilement. Comme tout s’explique dans l’acte Trois et que par définition, celui-ci représente au mieux 25 % du scénario, il n’y a pas tant d’espace pour s’étendre sur les rouages compliqués d’un mystère (ce qui ne peut que nuire à l’histoire dans son ensemble).
  6. Mais la simplicité du mystère ne doit pas conduire à une frustration. Le lecteur doit être déconcerté, troublé par la vérité qu’on lui donne.
  7. Et la solution proposée par l’auteur doit être inéluctable, s’imposer comme une évidence bien cachée, bien sûr, tout du long de l’intrigue.
  8. Le héros ne doit pas s’attaquer à tout à la fois. Les informations fournies doivent être distribuées au cours de l’intrigue apportant alors de nouvelles orientations, de nouvelles décisions. Il doit résoudre une énigme dont les indices lui parviennent progressivement.
    Par ailleurs le mélange des genres sied mal au film noir. L’enquête prévaut et l’intrigue ne peut être alourdie par des éléments dramatiques appartenant à une aventure épique ou à une romance passionnée, par exemple.
  9. Le méchant de l’histoire doit être puni. Que ce soit par des moyens légaux ou de manière plus immorale, il doit payer pour les crimes qu’il a commis. Il n’y a aucune obligation à le faire mourir mais cependant, il doit être foncièrement touché ou physiquement ou dans son âme.
    Le péché ne peut rester non absous, ce qui est une garantie de frustration du lecteur.
  10. L’auteur doit être honnête avec son lecteur. Les meurtres commis par exemple ne doivent pas défier les lois physiques. Ils pourraient se produire et se sont certainement déjà produits dans notre réalité. Les relations entre les personnages doivent être logiques et ne pas paraître forcées pour les besoins de l’intrigue.

Chez Chandler, les motivations des personnages sont claires, les crimes commis sont crédibles et les méchants reçoivent ce qu’ils méritent.

Le grand sommeil respectent les règles de Chandler

Les révélations sont distribuées régulièrement. Des informations qui se révéleront pertinentes plus tard dans l’intrigue sont annoncées dès le premier acte comme l’absence de Sean Regan (dont la mort n’est pas dévoilée).
Puis des diversions sont aussi mises en place comme le motif du chantage initial qui n’a rien à voir avec les révélations finales.

Concernant Le grand sommeil, on se doit de reconnaître aussi que les nombreux rebondissements de l’intrigue n’en facilitent pas la compréhension. Mais loin d’être considérés comme un fardeau, les coups de théâtre ajoutent à la fascination qu’exerce l’histoire sur le lecteur.

Ce qu’il faut retenir du Grand sommeil est que le plus intéressant est l’investigation. Quels que soient les événements décrits, c’est l’enquête de Marlowe qui passionne. C’est de le suivre à travers ses pérégrinations qui fascine. Même effet avec Jake Gittes dans Chinatown.

Citons Alan Moore :

The thing that one is left with after reading, say, The Big Sleep, is not so much a detailed memory of the turns of the plot but rather a vivid picture of a weary but unflinchingly moral character trying to come to terms with a moral twilight world … Chandler’s point in most of his fiction seems to be in conveying this sense of the world through the perceptions of Philip Marlowe … The plot is there as something more to move the reader’s interest through this world, taking in the sights, and to provide an illustration of the way events seem to work in this harsh and treacherous landscape.
La chose dont on se souvient après la lecture du Grand Sommeil n’est pas le souvenir détaillé des méandres de l’intrigue mais plutôt l’image vivifiante d’un personnage moral blasé mais déterminé essayant de s’accorder à la morale d’un monde crépusculaire…
L’intention de Chandler dans la plupart de ses fictions semble être de communiquer ce sens particulier du monde à travers les perceptions de Phillip Marlowe…
L’intrigue est ici comme quelque chose destinée davantage à susciter l’intérêt du lecteur à travers ce monde et ses perspectives et de fournir une illustration de la façon dont les événements semblent fonctionner dans ce paysage dur et traître.