A l’occasion de la sortie en DVD du film Mercenaire, nous avons rencontré son réalisateur, Sacha Wolff qui nous a parlé du film, qui a remporté le Label Europa Cinema à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes en 2016.
Q : On peut dire que Mercenaire est une rencontre entre le documentaire et la fiction, qu’est-ce qui vous attire le plus dans le documentaire et qu’est-ce qu’apporte ce mélange ?
Sacha Wolff : J’ai toujours fait les deux de façon plutôt instinctive, j’ai découvert le cinéma par le documentaire. Je suis de la génération vidéo, j’avais une petite caméra et je tournais beaucoup avec, et j’ai découvert comment faire des films par cette pratique quotidienne. Ce que j’aime beaucoup dans le documentaire c’est justement l’aspect instinctif, de pouvoir se confronter à des questions de cinéma très simplement. Il suffit de descendre dans la rue avec sa caméra et des questions de mise en scène se posent, comment raconter, montrer les choses. En fiction, il y a un côté plus maîtrisé qui existe aussi avec le documentaire. Ce qui est difficile en fiction c’est que ça demande beaucoup plus d’argent, il y a une lourdeur qui existe et c’est difficile de s’en défaire. Le travail d’écriture, de mise en scène, de découpage c’est des choses que j’adore aussi en fiction. Mais pour moi ça reste le même travail : raconter une histoire, raconter quelque chose avec les moyens du cinéma qui sont l’image, le son, le montage.
Q : C’est important pour vous de pouvoir être auteur et réalisateur ?
S.W : Sur Mercenaire c’était important, l’univers est spécifique, ça demandait une connaissance de l’univers qui n’était pas forcement évidente. L’idée était que je puisse passer du temps en Nouvelle-Calédonie, du temps dans l’univers du rugby que je ne connaissais pas non plus énormément. Il fallait que je puisse rentrer dans cet univers pour ne pas le présenter de façon stéréotypée.
Q : Vous l’appropriez ?
S.W : Exactement. Et y’a beaucoup d’idées du film qui sont nées de cette recherche-là, des gens que j’ai rencontré. La plupart des comédiens dans le film, c’est des gens que j’ai rencontré grâce aux recherches. L’histoire du rapport entre le père et le fils, c’est des choses que les joueurs [de rugby] m’ont raconté. Un jour j’étais en Nouvelle-Calédonie et il y avait de nombreux moments où je n’arrivais pas à travailler parce qu’il y avait tout le temps des cérémonies familiales, des enterrements, des mariages. Un jour il y a eu un mariage et un enfant me dit « chez nous les mariages ça se finit toujours par des bagarres générales » mais j’ai réussi à m’esquiver avant la bagarre générale (rire).
Il y avait une autre histoire à un mariage où un père et son fils se sont complètement brouiller.. et quatre, cinq jours après le mariage il y a eu une cérémonie du pardon, la famille se réunit et le fils demande pardon au père et le père demande pardon au fils.
En y repensant c’était la matrice de la fin du film quand le fils demande pardon à son père. J’avais besoin d’expérimenter ces choses-là sur le terrain pour pouvoir écrire les séquences de mon film et être à la bonne distante du sujet.
Q : Donc d’avoir vécu là-bas ça a nourri et changé le scénario au fur et à mesure des expériences ?
S.W: Complètement. A une projection on m’a posé la question de l’arme à feu du père, on m’a demandé si tout le monde avait une arme à feu et oui en Calédonie tout le monde à des flingues, c’est très facile d’avoir un permis pour avoir une carabine, fréquemment dans les maisons y’a des fusils. Tout ça c’est des idées que je n’aurai pas pu avoir dans mon bureau. J’avais besoin de rencontrer et connaître ce monde-là.
C’est pareil pour le rugby, la scène de l’aéroport quand en trois phrases on lui demande de partir parce qu’il n’est pas assez gros, c’est quelque chose qui arrive tout le temps. On m’a raconté plein d’histoire où un homme est recruté sur Facebook, il arrive à l’aéroport et il ne correspond pas à l’image qu’on s’en fait donc il est renvoyé chez lui.
Q : D’ailleurs, le rejet, le personnage le subit à plusieurs reprises, notamment par sa propre famille.
S.W : Oui, c’est un film qui raconte l’histoire d’un gamin qui se cherche une famille, il a besoin d’amour. Il a besoin que quelqu’un lui dise je t’aime et qu’on l’accueille. C’est lié au rejet et à la relation avec son père qui le chasse à son départ. Quand il arrive en France, il pense que la France pourrait être sa famille, peut être que l’équipe de rugby pourrait être sa famille, il pourrait peut-être fonder une famille avec Coralie. La question de la famille est centrale, en travaillant sur le scénario je suis revenu sur des schémas narratifs assez tragiques, proche de la tragédie grecque, la famille est une source de violence et d’histoire assez universelle. Au-delà de l’histoire d’un wallisien ou d’un film de rugby, je voulais raconter une histoire de famille, qu’on puisse se reconnaître dans ce personnage sans connaître sa culture, et si on peut la découvrir à travers le film, tant mieux.
Q : Justement vous montrez notre société à travers les yeux d’un jeune étranger, avec un regard neuf, le but était aussi de nous distancer, de nous apporter un recul, un nouveau regard sur notre propre société ?
S.W : Oui ça faisait partie du projet. Les films qui se passent en Océanie, ou globalement dans le reste du monde, sont très souvent racontés du point de vue des européens, on a une image de ce qu’est cet univers très stéréotypée. Ça m’intéressait de casser cette image-là, de renverser l’idée, que la France devienne exotique. Au début je ne voulais pas tourner dans le sud-ouest, j’avais peur de monter des clichés sur le rugby, et en rencontrant les gens sur place, ils ne correspondaient pas à l’image que j’en avais et ensuite je me suis dit il faut jouer l’accent, ça apporte quelque chose à cet exotisme. En Nouvelle-Calédonie, on parle wallisien il y a un accent mais dans le Sud-ouest aussi, en soi c’est aussi une région qui a ses rituels, ses lieux sacrés, le vestiaire est lieu de communion, chaque univers à ses rituels. L’idée était aussi à travers le film d’interroger un rapport post-colonial qui existe entre ces deux endroits [La France et la Nouvelle-Calédonie] et ce flou identitaire dans lequel il est lui. Quand il arrive, Coralie lui dit « t’es un hall black », lui dit « non je suis français ».
Quand j’ai rencontré Parki [Laurent Pakihivatau] qui joue le rôle d’Abraham, et qui a été la pierre angulaire de fabrication du film, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas Wallis. Je n’avais jamais mis les pieds en Nouvelle-Calédonie, j’en avais un vague souvenir de cours d’histoire-géographie. Je me suis rendu compte que c’était des univers dont on ne savait absolument rien. Eux grandissent avec l’idée qu’ils sont français. Quand ils arrivent en France, ils sont confrontés à un vide qui les renvoie à quelque chose de très violent. L’origine de la violence est aussi là-dedans.
Q : Il y a un grand écart ?
S.W : Exactement, cette sensation que tout d’un coup la place que tu occupes dans le monde, elle est fausse. Que ton identité est perdue quelque part. Il y a beaucoup de joueurs [de rugby] pour qui s’est très compliqué. Il y a deux mois un joueur fidjien s’est suicidé à Tarbes [le joueur de rugby Isireli Temo, 30 ans, se suicide à Tarbes le 8 novembre 2016]. Il y a des difficultés à surmonter. Je voulais montrer l’Europe autrement.
Q : La question identitaire est forte dans le film et justement j’ai trouvé le personnage principal ambivalent dans sa façon de gérer sa spiritualité et cette violence interne.
S.W : La présence de la religion était presque imposée par le sujet. Les wallisiens sont catholique à 90%. Ce qui m’intéresse c’est que ça raconte le rapport de la France avec cette partie-là du monde, Wallis ou la nouvelle Calédonie, ne sont colonisés que depuis 150 ans et il y a une présence extrêmement forte de la religion, et ils ont été colonisés par la religion. La religion raconte en creux cette histoire-là. Le mélange de la religion catholique et les coutumes wallisiennes, ce mélange curieux, qui est pour nous curieux et qui est pour eux complètement naturel, raconte aussi leur identité. La religion a toujours été vecteur de violence, elle l’est encore énormément aujourd’hui, donc pour moi ce n’est pas vraiment ambivalent (rire).
Q : Je le pensais dans le sens où c’est quelque de très intérieur qui le dirige, et il y a un moment de bascule dans le film, la scène du vestiaire où cette spiritualité lui donne de la force et il transmet cette force aux autres, ils ne s’opposent plus à eux :
S.W : J’avais besoin qu’il devienne insoumis, je ne voulais pas raconter l’histoire d’un bon sauvage. Je ne voulais pas raconter l’histoire d’un wallisien dont l’arrivée en France, en métropole, où tout ce serait bien passé et où le voyage l’aurait juste enrichi. Au travers de ce voyage il avait besoin de… s’affirmer dans ce qu’il est. Justement dans cette scène dans le vestiaire où il fait la hakka, il hurle à la face du monde qu’on peut compter sur lui, il a une manière de le ritualiser. C’est quelque chose dont j’ai pris conscience en Nouvelle-Calédonie avec les wallisiens, nous les latins on parle pour fleurir et décorer, eux ils parlent pour faire.
Chaque parole qui est dite a un poids, une conséquence, c’est très dur de revenir en arrière. Par exemple, quand le père lui dit « tu peux partir mais t’es plus mon fils et t’es mort pour moi » pour lui il est vraiment mort, ce qui explique sa réaction à la fin du film. Il y a une relation à la parole chez les wallisiens qui est très différente de la nôtre. C’est ce que j’avais envie de faire exister dans le film.
Q : On sent cette radicalité de la parole dans sa relation avec Coralie, on sent que son amour pour elle grandit et qu’il ne fera pas marche arrière, alors qu’elle semble parfois douter.
S.W : Coralie est un peu étonnée de sa façon de s’investir tout de suite. Il y a beaucoup de choses très différentes. La séquence où il la demande en mariage devant toute l’équipe, qui est pour moi un pendent de la séquence de début où le père prend la parole devant la famille attablée. Chez les wallisiens si tu veux fréquenter une femme ou te marier tu es obligé d’aller dans sa famille, de prendre la parole, de discuter avec le père. De dire. C’est à partir de ce moment que les choses existent. Avec l’enfant que Coralie attend c’est pareil, que ce soit son fils ou non, tout ce qu’il veut c’est avoir une famille, à partir du moment où il dit que c’est le sien, à quoi sert de savoir si c’est vraiment le sien ou pas. Il l’élèvera comme son fils.
Q : On voit que le film est un voyage initiatique, on voit le personnage s’affirmer et devenir un homme. Est-ce que dans son retour au pays, c’était l’ultime étape que de remplacer et littéralement tuer le père ?
S.W : Il y retourne car il besoin que son père lui dise je t’aime, il a besoin de l’amour de son père pour exister, mais son père n’est pas capable de revenir en arrière.
On me parle souvent de la violence du père et du personnage du père. Le comédien qui joue le rôle du père [Petelo Sealeu] est un vigile depuis 30 ans dans des boîtes de nuits et dans des supermarchés dans un quartier un peu difficile de Nouméa. On a fait des essais mais il n’avait pas encore lu le scénario. Quand il l’a lu, j’avais peur qu’il me dise non à cause de la complexité du personnage, c’est dur à jouer car il faut à la fois penser à la violence et permettre aux spectateurs d’être en empathie avec lui, qu’on puisse le comprendre. Il l’a lu en une journée et il me dit « Non mais c’est bon je vais le faire, moi à sa place j’aurais fait pareil. Le personnage est construit sur un carré, et à partir du moment où quelque chose dépasse du carré tout explose ». C’était la première fois qu’il lisait un scénario, il avait une grande sensibilité. J’ai rarement rencontré un comédien capable de schématiser presque géométriquement son personnage et à se le figurer de manière aussi précise et claire. C’était un vrai bonheur de travailler avec lui.
Q : Quels sont vos projets pour la suite ?
S.W : Je travaille sur des projets assez différents, c’est assez difficile d’en parler pour l’instant, c’est la face de genèse. Je suis retourné en écriture, j’ai besoin de changer de genre et d’univers. C’est un projet que j’ai porté pendant cinq, six ans, il faut vraiment être très amoureux de son projet et ne pas se répéter pour pouvoir tenir. J’ai une idée sur laquelle on travaille, on lance la face de production, mais c’est encore un peu tôt pour en parler (rire).