En s’attaquant à la quête obsessionnelle d’un aventurier, James Gray signe un film-somme maîtrisé, et une synthèse merveilleuse de son cinéma.
Hasard ou non, la sortie de The Lost City of Z semble coïncider avec celle de Silence de Martin Scorsese, visible depuis un mois. Il y a en effet dans ces deux projets longtemps fantasmés, fresques épiques à la production chaotique dans lesquelles les deux cinéastes se sont plongés à corps perdu, une envie de raviver un certain classicisme à l’américaine. Un pur défi de cinéphile et un voyage dépaysant pour deux artistes que l’on a souvent réduits à leurs univers new-yorkais. Pourtant, tout comme Silence s’est montré profondément marqué par l’identité de Martin Scorsese, le nouveau film de James Gray se révèle être une magnifique évidence, et peut-être l’une de ses plus belles réflexions sur son obsession principale, à savoir l’obsession elle-même et ses conséquences sur la vie d’une personne. Ici, l’idée fixe qui parcourt son long-métrage permet au réalisateur de rappeler les grandes heures du cinéma d’aventures tout en le réinventant, en se focalisant sur l’histoire de Percy Fawcett (Charlie Hunnam, habité), colonel britannique envoyé au début du XXème siècle cartographier les zones reculées de l’Amazonie, avant qu’il ne se passionne pour la possible existence d’une ancienne civilisation sur ces terres où nul homme ne semble pouvoir vivre.
Dès ses premières minutes, mettant en scène une chasse à cheval tel un tableau flamand, The Lost City of Z marque déjà un manifeste par la seule photographie de Darius Khondji, reconnaissable et audacieuse comme peu de lumières se permettent de l’être. Véritable atout qui rappelle qu’un film n’est jamais l’affaire que d’un unique auteur, le chef opérateur contraste violemment les ombres et les lumières, qui confèrent ensemble à l’aspect enivrant et irréel du long-métrage. Le spectateur ne peut alors que mieux saisir la profonde nature du voyage qu’il entreprend avec Fawcett, c’est-à-dire le parcours de sa psyché, de plus en plus tourmentée par la chimère qu’il suit. Si James Gray déploie finement son scénario, notamment dans les relations complexes que son héros développe avec sa famille, que l’on ne peut suivre qu’à ses rares retours au pays, sa réelle prouesse est de nous faire comprendre cet homme par le simple pouvoir de l’image et du montage, et principalement d’un hors-champ inaccessible, invisible qui donne à la fois au personnage un sens à sa vie tout en lui apportant son malheur. Ce paradoxe à la portée tragique devient la sève du film, au point qu’à chaque pas en avant qu’entreprend le protagoniste, son objectif semble en faire deux en arrière.
C’est en cela que The Lost City of Z nous fait ressentir toute la frustration de son récit, dérivant du traditionnel build-up de ce type d’exploration pour une construction narrative anti-climatic. A chaque retour en Amazonie, Fawcett est de plus en plus éloigné de son obsession, l’occasion pour Gray d’interroger la nature même de la fantaisie. La vie de son Sisyphe aurait-elle eu un autre sens s’il avait trouvé Z ? Ou la chimère est-elle condamnée à le rester, sans quoi l’Homme n’a plus de raison de vouloir se transcender ? Dans tous les cas, le cinéaste embrasse avec un pouvoir dramatique rare le besoin de l’humain d’avoir des rêves et de s’y accrocher, quand bien même ils sont freinés par ses pairs, dans leur manque de conviction et dans leur obscurantisme. Avec une lucidité qui ne l’empêche pourtant jamais d’espérer, le réalisateur dépeint un monde qui condamne les pionniers et se referme sur sa bêtise, au point que l’Histoire elle-même (à savoir la Première Guerre mondiale, magnifiquement reproduite par Gray) empêche Fawcett de répondre à ses désirs de grandeur. La mise en scène, à la fois ample et anxiogène, suggère un horizon qui s’ouvre à nous tout en le bouchant par des obstacles. La réalité rattrape constamment la rêverie, et The Lost City of Z, derrière ses atours épiques, renvoie toujours aux regrets d’une vie que l’on voudrait plus romanesque. Certaines des rencontres du colonel en sont révélatrices, à commencer par son amitié avec Henry Costin (Robert Pattinson, très convaincant), acolyte fidèle qu’il embarque dans sa folie, mais qui sortira du film aussi simplement qu’il y est entré.
Sublimant ainsi au fil des photogrammes un temps qui joue contre son héros – donnant un pouvoir incroyable à cette séquence où l’explorateur prend des photos avec des indigènes – , The Lost City of Z exploite avec brio la spécificité du septième art, le mouvement, pour représenter la souffrance du sur-place, mais aussi les portes que celui-ci ouvre sur notre imaginaire et nos convictions. Il est dès lors touchant de voir la famille de Fawcett comprendre, voire partager ses rêves, alors qu’ils n’ont jamais ne serait-ce qu’aperçu cette jungle qui hante le protagoniste. Telle une gangrène plus ou moins positive, l’obsession devient une forme d’héritage, une transmission qui conditionne des êtres jusqu’à leur perte. Tout comme Silence, le long-métrage de James Gray passionne et tourmente par sa volonté de décrire ce que l’Homme peut avoir de meilleur, projet qui résonne d’ailleurs avec la quête perpétuelle du cinéaste vers le film parfait, aussi belle et vaine que le voyage de cet alter-ego à la recherche de sa cité perdue. Mais le parcours est bien loin d’être inutile, tant The Lost City of Z s’impose comme l’une des œuvres les plus abouties d’un auteur pointilleux, jusqu’à son dernier plan tout simplement merveilleux, faisant écho à celui de son précédent film, The Immigrant. Différents espaces-temps se mêlent, se fragmentent, et symbolisent un fantasme qui combat la mort. On pourrait y voir une bien belle façon de définir le pouvoir du cinéma.
Réalisé par James Gray, avec Charlie Hunnam, Robert Pattinson, Sienna Miller…
Sortie le 15 mars 2017.