Décidément, la projection de 8h30 doit être maudite.
Celle d’hier avait commencé en retard à cause des ajustements du protocole de sécurité, mais le service d’ordre du festival a rectifié le tir en ouvrant les portes plus tôt et en ajustant la sensibilité de leurs portails électroniques. Tout le monde a pu rentrer dans le Grand Théâtre Lumière à temps pour le début de la projection, lancée pile à l’heure… Seul problème, l’image était amputée de son quart supérieur, la faute à un rideau mal élevé. Sifflets et huées ont accompagné le début de la projection, de façon à inciter le projectionniste à corriger le tir. Mais il a fallu attendre un bon moment avant que ce dernier ne comprenne le problème. Sans doute a-t-il cru que le brouhaha était lié au statut polémique du film de Bong Joon-ho, produit par Netflix et destiné à être diffusé uniquement sur ce circuit de diffusion, donc pas un “film de cinéma”, selon les critères des exploitants, et pas un film sélectionnable en compétition, selon des règles obscures, d’un autre âge…
Après quelques minutes de flottement, le temps de trouver le bon bouton et de jouer avec les rideaux, la projection a pu reprendre et les festivaliers ont pu constater que Okja, malgré son origine télévisuelle et son allure de film d’aventures familial, possédait suffisamment de qualités artistiques pour faire partie de la compétition officielle (Lire notre critique), au même titre que Jupiter’s moon de Kornel Mundruczo, qui traite de la question des migrants et du manque de spiritualité de nos sociétés occidentales, confites dans leur égoïsme et leur matérialisme, sous la forme d’une fable fantastique, autour d’un homme capable de léviter (Lire notre critique). Là aussi, des sifflets ont fusé pendant la projection, mais pour le film lui-même, qui a divisé les journalistes. Certains ont même dénoncé une oeuvre au message ambigu. Ah? Vraiment? D’accord, en faisant un raccourci facile, on pourrait dire que le film donne raison aux xénophobes qui pensent que les migrants passent leur temps à “voler”, mais on ne voit pas vraiment ce que le film, d’un humanisme fervent, peut avoir de polémique…
Du côté d’Un Certain Regard, les deux films présentés semblent au contraire avoir fait l’unanimité, en exposant, chacun à sa manière, les rouages du système politique et judiciaire de leurs pays d’origine.
La Belle et la meute raconte la nuit cauchemardesque vécue par Mariam, une jeune étudiante tunisienne, violée par un groupe d’individus lors d’une soirée et essayant, vaille que vaille, de faire reconnaître l’agression et de porter plainte contre ses bourreaux. Un vrai parcours du combattant… A la clinique, comme elle a perdu ses papiers pendant sa fuite, on refuse de l’examiner. A l’hôpital public, elle est envoyé de service en service, avant que le médecin légiste lui annonce qu’il ne peut l’examiner, sauf à la demande de la police. Petit problème, les agresseurs de Mariam sont justement des flics… Et pour couronner le tout, c’est dans leur district que la jeune femme doit déposer sa plainte. Pour faire valoir ses droits et défendre son honneur, Mariam va devoir se débattre avec des lois iniques, des fonctionnaires corrompus, des vieux réflexes machistes et patriarcaux, ainsi que, d’une manière générale, un système organisé autour de petits potentats, prêts à tout pour préserver leurs privilèges, hérités de l’ancien régime.
Il s’agit d’une oeuvre forte, découpée en chapitres d’égale intensité, qui donnent à voir l’étendue des modifications à apporter à la société tunisienne pour que s’accomplisse pleinement la révolution amorcée par le Printemps Arabe.
De la même façon, Un homme intègre, le nouveau film de l’iranien Mohammad Rasoulof, constitue une critique féroce de la société iranienne. Il décrit la descente aux enfers de Reza, un homme intègre, englué malgré lui dans une spirale de violence et de haine, de magouilles et de corruption, prisonnier des méandres de l’administration, des assurances, des sociétés de crédit… Cet ancien activiste politique révolutionnaire est venu s’installer dans un petit village, pour vivre une vie humble et frugale auprès de sa femme et son épouse. Mais sa présence gêne son voisin, un petit caïd local, corrompu jusqu’à la moelle et travaillant pour le compte d’une grosse compagnie agroalimentaire qui lorgne sur les terres de Reza.
Comme Reza refuse de vendre, la situation se dégrade peu à peu. Il subit les intimidations de ses voisins, puis des actes de sabotage, le contraignant à cesser son activité. Les assurances refusent de l’indemniser, prétextant des clauses absurdes, la banque rechigne à lui prêter les sommes qui lui permettraient de rebondir… Tout le monde essaie de se servir sur la bête, de plus en plus famélique. Au bout d’un moment, privé de ressources, Reza devra se résoudre à vendre ses terres à ses ennemis, pour une bouchée de pain, à moins de contre-attaquer et de répliquer, coup tordu pour coup tordu. Mais en faisant cela, ne risque-t-il pas à son tour de perdre son intégrité? Tout l’enjeu du film est là. Rasoulof signe un film noir magnifique, cruel et implacable, parcouru d’une tension dramatique constante et réussissant, tout du long, à dénoncer les travers d’une société iranienne régie par les fripouilles et les les tartuffes. Pas sûr que cela lui attire les bonnes grâces des autorités, qui l’avaient déjà censuré, puis jeté en prison pour l’empêcher de réaliser ses films, jugés subversifs par le régime, mais on ne peut qu’admirer l’opiniâtreté de ce cinéaste intègre, grand pourfendeur de la bêtise humaine.
Côté Quinzaine, le nouveau film de Philippe Garrel, L’amant d’un jour, semble avoir divisé les festivaliers – mais n’est-ce pas le cas de tous les films du cinéaste français? D’aucuns vantent un formalisme sublime, d’autres parlent d’un film nombriliste, ennuyeux à mourir. La vérité se situe peut-être entre les deux…
Côté Semaine de la Critique, la jeune Ava semble, elle, avoir eu les faveurs des spectateurs. Tous ceux qui ont découvert le premier film de Léa Mysius louent son côté solaire et lumineux, sa profonde douceur. Un bon candidat pour la Caméra d’Or? Il est encore un peu tôt pour l’affirmer…
Puisque nous avons commencé notre chronique quotidienne, comme celle de la veille, sur un petit raté, il nous faut rétablir un peu l’équilibre. Non, le Festival de Cannes, ce n’est pas qu’une succession de couacs. C’est aussi de beaux moments de poésie et de grâce, de petits bonheurs cinématographiques. Comme Visages, Villages, le formidable documentaire à quatre-z’yeux d’Agnès Varda et JR, partis sur les routes à bord de leur camion-photo à la rencontre de la France dite d’en-bas, cette France qui travaille ou a travaillé dur, dans les mines de charbon, dans les usines, dans les exploitations agricoles, dans les docks, cette France de Province qui voit ses villages désertés peu à peu, faute d’emplois. Les deux artistes partent à la rencontre de ses habitants et leur donne, le temps d’une séance de photo et d’affichage monumental, toute leur place dans le paysage.
Entre deux sessions, ils papotent de choses et d’autres, se rendent sur la tombe de Cartier-Bresson ou au domicile de Jean-Luc Godard, dissertent sur l’art, le cinéma, les choses de la vie. Varda taquine JR, qui ne veut jamais retirer ses lunettes noires, et elle parle de ses propres yeux, qui se voilent de plus en plus, la faute à l’âge et à la maladie. Ils échangent des souvenirs, des choses intimes, apprennent à se connaître tant qu’il est temps. En même temps, ces deux-là semblent être complices depuis des lustres! Leur rencontre était une évidence, tant leurs démarches et leurs univers sont proches. Surtout, ils portent le même regard sur les choses et sur les êtres. Un regard plein de douceur, de malice, de poésie.
Mais quel plaisir que ce film qui prend son temps, qui musarde, qui s’amuse d’un rien et met en exergue la beauté des choses! Quelle poésie! Quelle finesse! Quelle inventivité! Quelle maturité pour un artiste de 33 ans ! Et quelle jeunesse d’esprit pour une grande dame de 88 printemps! Ce documentaire, c’est du bonheur en barre, c’est de la fantaisie dans la grisaille, c’est un banc de poissons dans un château d’eau! C’est la revanche des “petits”, devenus géants par la magie du collage, c’est la victoire de l’instant présent sur un futur incertain!
C’est une standing-ovation au milieu du Palais, pour la Reine Agnès et le Prince JR, dont l’oeuvre et la vie rendent à la photographie et au cinéma leurs lettres de noblesse.
On n’a qu’une chose à leur dire : “Merci !”.
Si nous ne partons pas sur les routes de France en camion-photo, ou sur les routes de Suisse pour traiter Godard de “tête de chien”, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.