Apparemment, la Croisette a déjà élu sa palme, le cœur des festivaliers battant la chamade pour l’un des films en compétition du jour. Le palpitant est monté très exactement à 120 battements par minute, pour se mettre en phase avec le titre du film de Robin Campillo. Dans ce nouveau long-métrage, le cinéaste s’intéresse à un groupe de militants d’Act-up ! au début des années 1990, quand le SIDA faisait le plus de victimes en France.
Les spectateurs ont été émus aux larmes. Les journalistes d’habitude très divisés, se montrent cette fois unanimement dithyrambiques. N’ayant pas des cœurs de pierre, nous sommes nous-aussi sortis de la projection avec l’œil humide, mais nous ne nous associerons pas à ce concert de louanges. Certes le film est plutôt réussi. OK, il est émouvant. D’accord, il est porté par des jeunes acteurs épatants. Et il véhicule un message salutaire, alors que l’homophobie continue de faire des victimes et que l’épidémie de SIDA recommence à gagner du terrain. Mais nous trouvons que le cinéaste joue un peu trop sur les effets mélodramatiques pour susciter l’émotion, alors qu’il n’avait pas besoin de cela. Comprenons-nous bien, nous n’avons rien contre les mélodrames. C’est juste que dans une compétition de ce calibre, nous attendons qu’un cinéaste nous transporte par sa mise en scène, son originalité, ses partis-pris esthétiques forts, plutôt que de nous tirer des larmes avec la mort d’un malade du SIDA, comme Philadelphia , il y a… vingt-cinq ans (Lire notre critique).
On préfère The Square, par exemple. Le long-métrage de Ruben Ostlund n’est pas exempt de longueurs et souffre d’un trop-plein d’éléments scénaristiques dont il ne sait plus trop quoi faire au bout d’un moment, mais au moins il ne cède pas à la facilité, essayant de secouer le spectateur en lui proposant des choses différentes, plus originales.
On pense notamment à cette longue scène, au cœur du film, qui n’a pas manqué de faire débat. Elle décrit une performance artistique, au beau milieu d’un dîner de gala destiné à lever des fonds pour un musée d’art contemporain. Un acteur joue le rôle d’un homme-singe importunant les convives. Au début, ils s’en amusent. L’acteur est plutôt doué et campe un gorille plus vrai que nature. Mais quand la plaisanterie s’éternise, des gestes d’agacement se font sentir chez les convives. Cela ne plaît pas du tout à notre bête humaine, qui s’acharne dès lors sur les rebelles, n’hésitant pas à user de gestes d’intimidation et de violence physique. Gare au gorille! Evidemment, personne n’ose intervenir, de peur de se prendre un coup ou de passer pour un abruti en interrompant la performance. Mais le malaise grandit à mesure qu’on comprend que quelque chose cloche, que l’acteur s’est un peu trop pris au jeu et est tout bêtement revenu à l’état sauvage. Les invités tarderont à intervenir, mais à ce moment-là, ils montreront à leur tour des signes de bestialité, de sauvagerie incontrôlée.
Le thème central du film est là, dans la définition des limites, des seuils de tolérance de chacun. Dans des sociétés occidentales qui ne jurent plus que par la notion de liberté, que ce soit le libéralisme économique ou la liberté d’expression, on pourrait penser que ces limites tendant à disparaître, ou du moins à être repoussées, mais The Square montre que ce n’est pas tout à fait le cas. A quel moment le spectateur d’un incident se décide-t-il à intervenir? Quelle dose de violence ou d’embarras peut-on encaisser avant de réagir? A quel point est-on prêt à faire confiance aux autres? Quelles limites doit-on fixer à l’expression artistique, à la publicité, aux réseaux sociaux? Où placer le curseur du “politiquement correct”?
Le questionnement contamine toutes les strates du film, tout comme l’autre sujet majeur du scénario, le décalage entre les grands principes moraux des individus et leurs actes, souvent moins glorieux. Et il touche en cascade différentes entités : le personnage principal, Christian, qui voit ses certitudes s’effilocher tout au long du récit, la Suède, vantée come un modèle social, mais dont l’image s’abîme de plus en plus, et l’Union Européenne, qui a de plus en plus de mal à fédérer les peuples autour de valeurs communes.
Très cérébral et conceptuel, ambitieux, The Square est semblable à ces installations d’art contemporain qui divisent les visiteurs. Il choque, provoque, émeut, ennuie… En tout cas, il ne laisse pas indifférent. Et c’est ainsi qu’une oeuvre a le plus de chances de marquer les esprits, bien plus que les concerts de louanges un peu trop appuyés.
Arrêtons-là le débat avant de se faire bousculer par la secte des adorateurs de Campillo… Mais on les prévient : nous avons pris des cours de boxe-thaï en accéléré, grâce au rattrapage de A prayer before dawn, de Jean-Stéphane Sauvaire, présenté lors de la première séance de minuit. Le film raconte le parcours d‘un jeune anglais rebelle, boule de violence prête à exploser à tout moment, ne puisant son calme et sa sérénité que dans la boxe et l’héroïne. Cela l’a naturellement conduit en Thaïlande, loin de se proches, avec qui il a coupé les ponts, et surtout en prison, pour consommation de stupéfiants. Aïe, les prisons thaïlandaises, c’est loin d’être des clubs de vacances. Ce sont des endroits peuplés de psychopathes et de brutes épaisses, tatouées de partout. Certains gangs font régner la terreur, et un individu isolé peut être une proie facile dans cet environnement très dur. C’est sans doute pour cela que le cinéaste garde sa caméra collée sur le personnage principal. Elle montre comment le jeune homme arrive à se faire respecter par ses co-détenus, parfois dans la douleur, et comment il a pu trouver la sérénité grâce à la boxe, en étant pris sous l’aile par l’entraîneur du club de boxe de la prison. Tiré d’une histoire vraie, A prayer before dawn réussit à retranscrire parfaitement ce que ressent le personnage durant son séjour, instillant une tension permanente et filmant les lieux, les individus, comme les émanations d’une sorte de bad trip ponctué d’éclats de violence. Il s’agit juste d’un exercice de style, il est vrai assez vain, permettant au cinéaste de se frotter aux codes d’un genre à part entière, le film carcéral. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi boxer une grosse buse tatouée…
A Un Certain Regard, les festivaliers ont pu découvrir Wind River, la première réalisation du scénariste Taylor Sheridan (Sicario, Comancheria), un thriller se déroulant dans une réserve indienne, avec en vedette Jeremy Renner et Elizabeth Olsen.
Ils ont également pu voir la nouvelle réalisation de Michel Franco, Les Filles d’Avril. Emma Suarez, découverte dans L’Ecureuil rouge et vue l’an passé dans le Julietta d’Almodovar, incarne une quadragénaire encore très désirable qui, après plusieurs années d’absence, revient s’installer auprès de sa fille de 17 ans, Valeria (Ana Valeria Becerril), enceinte d’un garçon du même âge qu’elle, encore lycéen. La présence de sa mère rassure d’abord la jeune femme, un peu dépassée par les évènements. Avril prend tout en charge, s’occupe du bébé, gère les corvées quotidiennes… Elle occupe un peu trop l’espace, vampirise complètement la vie de sa fille et de son beau-fils. Comme dans tous les films de Michel Franco, la tension monte peu à peu, instillant le malaise. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Parce que désormais, son cinéma s’avère sans surprise. Mêmes types de plans, mêmes cadrages, même approche minimaliste… On sait qu’à un moment, la tension va se muer en malaise. Et on devine assez vite, ici, quel va être le noeud du problème entre Avril et Valeria. Le hic, c’est qu’un tel sujet – une sorte de rivalité mère-fille articulée autour du besoin d’émancipation de l’une et de la peur de vieillir de l’autre – aurait mérité un traitement un peu moins sec, moins froid, peut-être un peu plus mélodramatique pour le coup… Comme le cinéaste reste dans la même tonalité, le même registre, on peine à rentrer dans son histoire, le cadre s’avérant un peu trop rigide. On comprend mieux pourquoi le film, n temps pressenti pour la compétition officielle, doit se contenter des honneurs de la section Un Certain Regard.
Côté Quinzaine, la comédie de Carine Tardieu, Ôtez-moi d’un doute, a ensoleillé le Théâtre Croisette. Et si Abel Ferrara n’a pas vraiment transcendé les festivaliers avec Alive in France, Chloe Zhao, révélée il y a deux ans avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises, semble au contraire avoir enthousiasmé les festivaliers. Certains ont même affirmé que The Rider était pour l’instant, “le plus beau film de ce 70ème festival”. On a hâte de le découvrir…
Enfin, du côté de la Semaine de la Critique, les festivaliers ont pu se sensibiliser aux problèmes des agriculteurs français (Petit paysan) et aux affres de la vie à Téhéran (Tehran Taboo).
A moins que notre coeur n’ait pas surmonté les 120 battements par minutes ou les nuits sans sommeil, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.