[Cannes 2017] “The Square” de Ruben Östlund

Par Boustoune

The Square, c’est le nom d’un nouveau dispositif d’art contemporain, sur le point d’être présenté au Musée d’Art Moderne de Stockholm. Il s’agit d’un simple carré blanc délimité au sol par de la peinture blanche, un espace vierge dans lequel les visiteurs peuvent choisir de rentrer ou non. La règle, c’est qu’à l’intérieur du carré, tout n’est que bienveillance. Les individus sont tous libres et égaux en droits, mais aussi en devoirs les uns vis-à-vis des autres. S’ils décident de jouer le jeu et d’entrer dans ce carré, ils doivent être à l’écoute de l’autre, répondre de manière positive à ses appels à l’aide. L’idée est de pousser les visiteurs à s’interroger sur leur sens du collectif, sur la différence entre leurs idéaux et leurs actes. Nombreuses sont, en effet, les personnes qui pensent avoir de hauts principes moraux, mais qui ont du mal à les mettre en pratique quand la situation se présente.

A l’intérieur du musée, l’expérience continue avec un nouveau choix à faire, dès l’entrée : Si les visiteurs ont confiance en la société et en leurs concitoyens, ils doivent emprunter le chemin de droite, sinon, ils doivent passer à gauche. Evidemment, 99% des individus vont choisir la première option, mais dès la seconde salle, leurs certitudes sont remises en question. Ils doivent déposer leurs portefeuilles et téléphones mobiles dans un carré dessinés au sol. Comme ils ont supposément confiance en leurs congénères, rien ne devrait les empêcher de laisser leurs affaires…
Le conservateur du musée, Christian (Claes Bang), jubile. Cette exposition va faire grand bruit et éveiller les consciences, améliorant ainsi le quotidien de tout un chacun, rapprocher les classes sociales, tisser du lien… Mais ce donneur de leçon, malgré ses diplômes et ses grands discours intellectuels auxquels il ne comprend plus rien quand il les relit, ne vaut guère mieux que les individus qu’il entend rééduquer.
Il se croit altruiste, prêt à aider les autres, mais quand une femme appelle à l’aide, en pleine rue, il met un certain temps avant de se décider à agir et à intervenir. Il se pense généreux, mais il est finalement assez pingre. Il croit faire confiance en l’autre, mais il est probablement plus coincé que la moyenne, et sa paranoïa se manifeste même vis-à-vis de sa partenaire, après une nuit d’amour torride… Et puis, lui qui se fait le chantre d’un art parfait, pur, idéal, n’hésite pas à se compromettre en laissant à une agence de communication le soin de faire le buzz autour de son exposition…

Un incident banal va complètement chambouler son existence. Un matin, en allant travailler, il est victime de pickpockets qui lui dérobent son portefeuille et son téléphone mobile. Grâce à la balise GPS contenue dans son mobile, il parvient à retrouver sa trace, dans un immeuble HLM situé à quelques rues du musée. Mais la balise n’est pas assez performante pour identifier précisément le logement des petits voyous. Alors, Christian écrit une lettre d’intimidation enjoignant aux voleurs de lui restituer ses affaires au plus vite, sous peine de représailles et il la dépose chez tous les occupants de l’immeuble… La méthode fonctionne puisque le lendemain, il récupère tous ses effets personnel et tout son argent, au centime près. Mais il reçoit aussi le petit mot d’un habitant, qui, furieux d’avoir été traité de voleur, exige des excuses de la part de Christian. Cela perturbe quelque peu le conservateur, un peu dépassé par les évènements. A cette situation délicate s’en ajoute une seconde – les conséquences d’une nuit d’amour avec une journaliste étrangère (Elisabeth Moss), tombée amoureuse de lui – puis une troisième – un happening qui tourne au vinaigre lors d’une soirée de levée de fonds auprès des donateurs. Christian n’a plus vraiment la tête à son travail et valide le travail de l’agence de communication sans y jeter un oeil. Grave erreur. Les deux jeunes loups qui ont concocté le spot publicitaire se sont révélés un peu trop avant-gardiste, faisant réagir les réseaux sociaux au-delà des espérances, mais suscitant surtout un rejet massif et des commentaires scandalisés.
Christian va devoir complètement se remettre en question, oublier ses certitudes et essayer, s’il n’est pas déjà trop tard, de changer de comportement.

Evidemment, à travers les tourments de ce personnage, Ruben Östlund cherche à faire réagir le spectateur, à le pousser à s’interroger sur sa façon d’être, sur son implication dans la société, sur le regard qu’il porte sur les autres, sur son manque de réactivité par rapport aux évènement qui l’entourent.
Et au-delà de cela, il fustige l’attitude d’une classe sociale, d’une classe dirigeante, de la Suède dans son ensemble, vantée pour son modèle social, mais dont l’image est de plus en plus écornée, salie par la montée du chômage, la délinquance en hausse, les bons résultats du parti nationaliste aux élections, le manque d’implication dans la gestion de la crise des migrants, et enfin de l’Union Européenne elle-même, incapable d’avancer dans la construction d’un ensemble politique et social cohérent, guidé par autre chose que le profit de ses membres. La scène-clé est le happening qui se déroule lors du dîner de gala donné, au coeur du musée, pour les mécènes, afin de lever des fonds. Un acteur incarne une sorte d’homme-singe revenu à l’état sauvage, qui circule autour des convives et leur cherche des poux dans la tête, au propre comme au figuré. Au début, les rires se mêlent aux silences gênés, mais, à mesure que la performance traîne en longueur, certains bourgeois montrent des signes d’agacement. A fond dans son rôle, l’homme singe réagit au quart de tour, s’attaquant individuellement, et presque physiquement à tous ceux qui essaient de le chasser des lieux. A partir de là, plus personne n’ose réagir, pétrifié de terreur ou n’osant pas être le premier à interrompre ce qui pourrait bien n’être qu’un simple dispositif artistique. Le malaise grandit de minute en minute, jusqu’à ce que finalement, décidant que la plaisanterie a trop duré, certains ne se ruent sur le malheureux acteur pour le frapper, libérant à leur tour leur part de sauvagerie animale.

Le film est un grand jeu de massacre qui n’épargne personne, ni les élites intellectuelles bien-pensantes, ni les gens les plus humbles, qui pensent que tout leur est dû, ni les publicitaires, prêts à tout pour créer le buzz, ni les journalistes, qui montent en épingle des évènements insignifiants, mais passent sous silence des drames humains autrement plus choquants. Il se moque aussi gentiment du monde de l’art contemporain, ses concepts fumeux incompréhensibles par le commun des mortels, et les oeuvres engagées qui se veulent finement politiques, mais ne le sont pas tant que cela.
Comme The Square ressemble justement à une installation d’art contemporain, un empilement de thématiques, d’idées, parfois géniales, parfois à la limite de la blague potache, d’expérimentations sonores (le bruit de fracas qui ponctue le dialogue entre Christian et la journaliste) ou visuelles (un plan, assez vertigineux, dans une cage d’escalier, où le sens des perspectives est complètement altéré), certains y verront sans doute un dispositif abscons et tape-à-l’oeil, quand d’autres crieront au génie absolu. Mais finalement, n’est-ce pas le propre de l’art que de diviser, afin de susciter le débat, les échanges d’idées, de faire réagir, de provoquer la réflexion?

En tout cas, Ruben Östlund confirme, après Play  et Snow therapy, qu’il est un cinéaste passionnant, qui propose au spectateur des expériences cinématographiques différentes, hors des sentiers battus. Reste à voir si les spectateurs pénétreront dans son carré et si le jury du festival de Cannes l’admettra dans le cerce très fermé des lauréats de la Palme d’Or.