Le Cinéphile Cinévore entame un début de semaine plus calme pour mieux revenir en force.
Pendant chaque festival de Cannes, il faut se trouver un jour de pause, un jour moins chargé pour pouvoir prendre du recul sur l’expérience et sur les films visionnés. En élaborant mon programme, j’ai très vite su que ce mardi remplirait cette fonction. Je fonde malgré tout mon planning sur ma grosse attente de la journée : Vers la lumière, le nouveau Naomi Kawase, métrage solaire (elle est facile mais c’est vrai) d’une incroyable sensibilité, autour d’une jeune femme chargée de l’audiodescription d’un film, et qui rencontre un photographe perdant au fur et à mesure la vue. Brillant dans sa mise en abyme du cinéma, Vers la lumière interroge avec pertinence la beauté de l’image et son lien avec les mots, ainsi que le déchirement que représente leur perte, fuite de souvenirs et de catalyseurs d’émotions. La mise en scène joue alors avec nos sensations et celles des personnages, rendant un lien tangible qui nous attendrit immédiatement, malgré quelques longueurs. Kawase engendre une véritable réflexion sur la synesthésie, sublimée par des choix de mise en scène soignés et la musique d’Ibrahim Maalouf. Si le film n’est pas toujours bien équilibré, il se révèle envoûtant, et doté d’une douceur plaisante au sein de la sélection.
Mais aujourd’hui est aussi une journée importante puisqu’elle correspond aux soixante-dix ans d’existence du festival. Je n’espère même pas participer à la soirée prévue pour cet anniversaire, mais parvient à récupérer un billet pour la projection spéciale pensée à cet effet : le dernier film du regretté Abbas Kiarostami, cinéaste qui s’est toujours interrogé sur la nature même du médium cinématographique. Cette œuvre posthume, appelée 24 Frames, correspond à cette ambition, se présentant comme un exercice de style exigeant (vingt-quatre images, fondées sur des tableaux ou des photos, mettent en valeur quelques mouvements en leur sein). Si certains des clichés choisis diffusent une réelle poésie sur le fondement de l’écriture du septième art (et par extension sur la métaphysique d’un instant capturé et donc coupé du temps), l’ensemble se révèle trop peu varié pour intéresser tout du long, surtout quand le métrage s’étire jusqu’à deux heures. Fatigué, je décide de m’offrir une petite pause sur la plage, quittant l’obscurité des salles pour le beau soleil cannois, notamment pour m’interroger sur ce que je viens de voir.
Néanmoins, je veux finir la journée sur une troisième projection, et me dirige donc à la Quinzaine des réalisateurs pour voir le film de l’après-midi : Frost, de Sharunas Bartas, l’histoire d’un jeune lituanien parti sur un convoi d’aide humanitaire pour comprendre la guerre entre la Lituanie et l’Ukraine. On ne pourra pas enlever la bonne intention de penser un tel sujet avec le point de vue d’un personnage spectateur, donc non-manichéen, mais l’ensemble se révèle d’une indigence et d’un ennui profonds. Accumulant des séquences interminables aux raccords approximatifs, une absence d’ellipses étirant inutilement la chose (si deux personnages doivent escalader lentement une échelle, on a droit à toute la montée), et des dialogues à la subtilité inexistante, Frost a tout du projet moralisateur qui ne s’assume pas, voulant se croire malin alors qu’il tombe dans les mêmes travers que ses camarades bêtement indignés. Le scénario empile les rencontres improbables et programmées (les journalistes de guerre, les associations, les soldats…) pour critiquer tout un contexte géopolitique qu’il aborde avec un simplisme à la limite de l’insultant. En même temps, j’aurais dû m’en douter en voyant le réalisateur intervenir platement sur son film en début de séance, avec une voix aussi monocorde et dépressive que son œuvre. Comme quoi, il n’y a pas que les chiens qui ressemblent à leurs maîtres.