[Cannes 2017] Jour 9 : Lynch au(x) sommet(s)

Par Boustoune

Vous êtes plutôt “Robeerrrrt!” ou “Daviiiid!”?
Hier, sur la Croisette, les groupies se répartissaient clairement en deux groupes distincts. Le premier, plutôt jeune et majoritairement féminin, rassemblait les fans prêts à vendre un rein pour assister à la projection officielle de Good time, de Josh et Benny Safdie, en présence de leur idole, Robert Pattinson. Le second, composé majoritairement de quadragénaires et de quinquagénaires, rassemblait les fidèles prêts à se couper un bras – fut-il le dernier restant – pour savourer la projection des deux premiers épisodes de la saison 3 de Twin Peaks, en présence de leur gourou, David Lynch.

Avouons-le tout de suite, nous appartenons définitivement à la seconde catégorie.
Après avoir été biberonnés au même moment que le bébé monstrueux d’Eraserhead, après avoir grandi avec Elephant man, connu les premiers émois adolescents sur Blue velvet, nous nous sommes perdus avec bonheur dans la forêt de Twin Peaks et brûlés au feu intérieur de Laura Palmer, nous avons roulé sur la route en ruban de Moebius de Lost Highway ou les hauteurs de Mulholland drive. Et nous avons presque perdu la tête après INLAND EMPIRE, pour avoir tenté d’en décrypter tous les mystères, mais aussi à cause de l’interruption de la carrière de cinéaste de David Lynch, qui s’est reconverti en musicien, designer, gourou de méditation transcendantale et n’a plus touché à une caméra pendant dix longues années.
Autant dire qu’on attendait avec impatience cette troisième saison de Twin Peaks. 18 épisodes de 52 minutes, tous signés par le Maestro. Mais notre impatience était aussi teintée d’un peu d’appréhension. David Lynch allait-il être à la hauteur des attentes? S’était-il contenté d’un simple revival pour satisfaire les fans de la série d’origine, comme Chris Carter et la dernière saison de X-Files, ou proposer quelque chose de complètement différent? Avait-il dû faire des concessions à la chaîne Showtime, qui a financé le projet, pour rester dans une veine  commerciale ou avait-il eu les pleins pouvoirs pour livrer une oeuvre personnelle?
Eh bien, nous voilà rassurés. Twin Peaks saison 3 porte bien la patte de son auteur, qui, tout en respectant le matériau initial, fait évoluer son récit vers d’autres horizons, offrant de nouvelles pistes d’analyse. En vingt-cinq ans, David Lynch a fait évoluer son cinéma. Il a signé des chefs d’oeuvres comme Lost Highway et Mulholland drive, réalisé un film somme comme INLAND EMPIRE, exposé ses oeuvres comme un ensemble cohérent. Il a fait évoluer son cinéma vers plus de radicalité et cela se retrouve dans ce Twin Peaks 2017, plus sombre et plus fou, en phase avec le monde dans lequel nous vivons.
Evidemment, le propos semblera totalement abscons et hermétique à une grande majorité de spectateurs, qui lâcheront prise avant la fin de la série. D’autres essaieront de décortiquer chaque épisode pour forger des théories plus ou moins recevables, comme à la grande époque, sans toutefois pouvoir prétendre détenir une vérité absolue. Seul Lynch détient la clé de l’énigme et il ne la donnera jamais. En revanche, on peut affirmer, sans trop de risque de se tromper, que la structure du récit obéit au fonctionnement du cerveau humain, qui partage les informations entre conscience, inconscient et subconscient, et repose sur la logique des rêves, comme toutes les oeuvres de David Lynch, ou du moins leur écrasante majorité. Il n’est pas nécessaire de tout saisir, de tout décrypter pour en profiter. Il suffit juste de se laisser envoûter et de vivre cela comme une expérience – un rêve ou un cauchemar – ou une visite dans un  musée d’art moderne (le mystérieux cube en verre, au coeur des deux premiers épisodes, et “l’évolution du bras”, un arbre électrique surmonté d’une tête en chewing-gum mâché, ont tout des pièces d’une collection un peu folle).

En tout cas, voilà qui vient clore la polémique au coeur de tout ce festival : Faut-il accepter de projeter des oeuvres conçues pour la télévision au Festival de Cannes? Si les oeuvres en question sont artistiquement au niveau de ce que l’on attend dans une manifestation de ce calibre, la réponse est oui, mille fois oui! Ce que cherchent les cinéphiles au Festival de Cannes, ce sont des sujets forts, bouleversants, ouverts sur les problèmes du monde, des films qui s’inscrivent dans la logique de l’oeuvre de leurs auteurs, et aussi des films qui révolutionnent l’art cinématographique ou du moins, qui proposent des choses nouvelles, au niveau des effets visuels et sonores, du montage, de la narration… Il y a tout cela dans le Twin Peaks de David Lynch, et il y a plus de propositions artistiques dans ces deux épisodes de série télévisée que dans la majorité des films de la sélection cannoise. Attention, on ne dit pas que ces derniers sont ratés ou bâclés, juste de facture assez classique, restant dans la zone de confort de leur auteur. Cela donne la plupart du temps de bons films, mais le plus souvent, les oeuvres que l’on retient le plus sont celles qui font preuve d’audace, qui tentent des choses, au risque de diviser ou pire, de susciter le rejet. On apprécie, par exemple, que le Happy end de Michael Haneke prenne le contrepied complet d’Amour, son précédent film, Palme d’or en 2012. Le cinéaste autrichien aurait pu choisir la facilité et signer une oeuvre identique, ou livrer une énième variante de Funny games. Il aurait probablement satisfait le plus grand nombre et évité de se faire étriper par la presse internationale. Mais on lui aurait reproché, alors, de ne pas se renouveler, de faire un cinéma formaté, peu inspiré. Aujourd’hui vilipendé,  Happy end sera probablement réévalué à sa juste valeur au fil des années, alors qu’on aura un peu oublié des films “tendance” comme 120 battements par minute.

Pour les mêmes raisons, on éprouve la même sympathie pour le film de l’ukrainien Sergueï Loznitsa, Une femme douce, qui bouscule les conventions avec ses ruptures narratives et ses choix de mise en scène. Il suit la descente aux enfers d’une femme russe qui cherche à retrouver la trace de son mari. L’homme a été condamné pour un crime qu’il n’a pas commis et jeté en prison. Depuis, elle n’a plus aucune nouvelle de lui. Un jour, le colis qu’elle lui a envoyé en prison lui est retourné, sans aucune explication. Elle essaie d’en savoir plus auprès de la poste, mais la guichetière, peu avenante, l’envoie promener. Si elle veut savoir pourquoi le colis n’est pas parvenu à destination, il faut qu’elle pose la question à l’administration pénitentiaire. Mais là encore, on ne lui apporte aucune réponse satisfaisante. Le colis est refusé car “non-conforme au règlement”. Mais quel règlement, exactement? Que lui reproche-t-on? Son mari est il toujours à la prison? Est-il seulement encore en vie? Pour en avoir le coeur net, elle décide de lui rendre visite en prison, dans un coin reculé du pays, et lui apporter le colis elle-même, quitte à affronter pour cela une armada de fonctionnaires et de petits potentats…
En chemin, l’héroïne croise toute une galerie de personnages censés représenter le peuple. Bel échantillon représentatif : des ivrognes, des traînées, des personnes frustes, limitées, malades ou hystériques, des petits escrocs, des magouilleurs essayant de profiter de la détresse des autres, des flics corrompus… Cette profusion de personnages tranche avec les films précédents du cinéaste, qui visaient plutôt une certaine épure et ne faisaient intervenir qu’un nombre restreint de personnages. Mais la construction obéit à une certaine logique. Pour le cinéaste, le périple de l’héroïne est surtout prétexte à dresser un portrait au vitriol de la Russie, soumise à des règles absurdes, vestiges de plusieurs décennies de dictature soviétique, et au pouvoir de petits chefs essayant d’imiter le leader du pays.
On se doute que la quête de la “femme douce” – qui est plutôt une femme qui souffre – va s’échouer contre l’absurdité du système et que tout cela va mal finir. Mais le cinéaste nous réserve deux petites surprises, deux ruptures narratives dans son récit tout tracé. C’est là que le film devient au choix, déstabilisant ou passionnant. Il  bascule dans une farce que d’aucuns qualifieraient de “fellinienne”, le temps d’une séquence entre onirisme et comédie grotesque, où un tribunal populaire juge le litige opposant le personnage à l’institution pénitentiaire. Chacun déclame son petit laïus populiste et faussement humaniste, tout en
essayant de masquer ses propres insuffisances. Puis il revient à une réalité moins amusante, le temps d’une séquence absolument tétanisante.
On peut trouver le film assez lourd, un peu trop chargé, mais il fallait probablement ça pour restituer l’ambiance pesante dans laquelle vivent les pays de la fédération russe aujourd’hui. En revanche, il pèche un peu par sa longueur (2h23, quand même) et son rythme. Le cinéaste aurait pu éviter certaines scènes redondantes ou les raccourcir un peu sans que son propos soit altéré.

Enfin, à Cannes, on attend aussi l’éclosion de nouveaux talents qui seront peut-être, dans quelques années, aussi réputés qu’un David Lynch.
On parierait bien sur Karim Moussaoui, dont le premier long-métrage, En attendant les hirondelles, dresse un portrait tout en finesse de son pays, l’Algérie. A l’aide de trois segments narratifs, il dépeint un pays qui peine à se défaire du poids des traditions et à refermer les blessures liées à la guerre civile, entre des adultes qui ne parviennent pas à assumer leurs actes et une jeunesse qui ne parvient pas à s’épanouir. Plus généralement, il décrit un peuple qui, à l’instar d’un de ce personnage, se croit atteint d’un cancer alors qu’il est souffre juste de cataracte. En levant le voile devant ses yeux, peut-être le peuple algérien pourra-t-il voir revenir les hirondelles, annonciatrices d’un nouveau Printemps Arabe…
Pour un premier film, on sent déjà beaucoup de maîtrise dans la mise en scène de ce cinéaste, mais aussi un petit supplément d’âme, un regard singulier qui rappelle, d’une certaine manière, les premiers films de Nuri Bilge Ceylan. Il est un peu tôt pour savoir si Karim Moussaoui deviendra un “enfant de Cannes”, comme tous ces cinéastes révélés sur la Croisette, mais on lui souhaite en tout cas la même trajectoire.

Du côté des autres sections parallèles, la Semaine de la Critique a fermé ses portes ce soir, consacrant Makala d’Emmanuel Gras (Grand Prix Nespresso), Gabriel e a montana de Fellipe Gamarano Barbosa (Prix Révélation France 4) et Ava de Léa Mysius (Prix SACD). Demain, la Quinzaine des Réalisateurs livrera également son palmarès, en attendant la clôture de Un Certain Regard, prévue samedi.

Si nous ne nous perdons pas dans la Black Lodge de Twin Peaks ou si nous ne sommes pas envoyés au goulag par les détracteurs de Loznitsa, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.