A partir d’un postulat grisant, Ben Wheatley signe un huis-clos perfectible mais jouissif.
Amoureux de concepts plus ou moins ambitieux et plus ou moins bien exploités, Ben Wheatley se révèle être un cinéaste intéressant dans sa manière de développer une grammaire cinématographique ludique à partir de points de départ volontairement programmatiques et contraignants. Free Fire en est peut-être l’exemple le plus réjouissant à ce jour, partant du postulat d’une vente d’armes en huis clos qui vrille en fusillade générale. En effet, le réalisateur a cette fois la bonne idée de ne pas sur-intellectualiser son sujet. Contrairement au boursouflé – et finalement assez vain – High Rise, Free Fire joue clairement la carte du fun décomplexé à l’humour grinçant, entre une esthétique seventies fantasmatique et un casting all star qui s’amuse avec l’image de ses acteurs, de l’hystérie de Sharlto Copley à la froideur envoûtante de Brie Larson en passant par le charme snob de Armie Hammer. Quelque part entre Quentin Tarantino et Martin Scorsese (par ailleurs producteur exécutif), Ben Wheatley convoque autant Reservoir Dogs que les exercices de style palpitants du réalisateur d’After Hours, dont il retrouve par instants la frénésie frôlant l’absurdité. Alors qu’il fonde volontairement son point de bascule sur un prétexte stupide, le film n’est pas sans évoquer la profession de foi d’High Rise, en concentrant entre quatre murs à la portée métonymique la violence inhérente à la race humaine. Sa caméra, autre cadre dans ce cadre déjà resserré, prend le rôle d’un microscope, filmant telle une réaction chimique les tensions qui peuvent se créer entre ces êtres voués à l’auto-destruction. Le propos pourrait sembler lourd, mais Wheatley (re)trouve l’humilité qui manquait à son précédent long-métrage, lui permettant d’éviter de marteler une symbolique gagnante lorsqu’elle est épurée.
Cependant, il s’agit aussi de la principale limite de Free Fire, qui s’efforce de conserver une distance avec son récit pour mieux en refléter sa valeur d’échantillon exagéré de l’humanité dans tout ce qu’elle a de tragique et de comique. Si les dialogues et les situations permettent à tous les personnages d’être parfaitement croqués, ils ne dépassent que rarement une caractérisation stéréotypée, qu’il est également possible d’interpréter comme l’impossibilité de privilégier les sentiments et la spiritualité sur un instinct de survie primaire et individualiste. Cela offre au métrage quelques belles petites idées, à l’instar de ce flirt décalé entre Chris (Cillian Murphy) et Justine (Brie Larson), situation rêveuse dans un ensemble littéralement terre-à-terre, tant le réalisateur accompagne ses personnages au ras du sol une fois qu’ils se retrouvent blessés ou à couvert. Non sans ironie, Wheatley entreprend une évolution inversée, restant à la hauteur de corps d’abord debout, puis à quatre pattes et rampants. De cette façon, Free Fire devient une oeuvre qui s’accorde avec la pensée matérialiste de ses protagonistes, compte à rebours vers leur perte souligné par la lumière crue des néons du hangar et par la précision chirurgicale du numérique. Les textures, à commencer par les détails de l’anatomie humaine, mais aussi la poussière, sont rendues de façon à omettre tout ce qui n’est pas tangible, et à mettre en avant les matières et leurs interactions, notamment quand la chair rencontre les balles. Le film devient ainsi un pur hommage aux gunfights en tant que fantasme de cinéma, aussi importants dans leur dimension divertissante que dans le langage à part entière qu’ils délivrent, capable d’en dire plus sur des personnages par les liens entre les corps et le sens d’une scénographie qu’une tartine de dialogues explicatifs.
Si Wheatley n’est dès lors pas sans rappeler les termes de Tarantino, qui affirmait que les scènes d’action sont les plus difficiles à tourner, il est dommage qu’il ne se soit pas montré plus exigeant dans le domaine, faisant du principal défaut de Free Fire sa topographie parfois maline mais souvent faignante et pas toujours compréhensible. Cette déception est d’autant plus surprenante lorsque l’on connaît toute la préparation à laquelle s’est adonné le cinéaste, notamment en recréant son unique décor dans le jeu vidéo Minecraft, afin de prévisualiser ses possibles placements de caméra. C’est d’ailleurs cette anecdote qui contribue en partie à l’identité du métrage, qui aurait pu se contenter de reprendre l’héritage de ses modèles. Pourtant, Ben Wheatley parvient à livrer sa patte à travers la relation qu’il tisse entre ses inspirations classiques et des codes esthétiques plus contemporains, et tout particulièrement avec le médium vidéoludique. Dans un élan proche des FPS récents et de leur système de régénération simplifié, Free Fire s’amuse à rendre les balles quasi-inoffensives, blessant plus qu’elles ne tuent. Les personnages pourraient avoir des barres de vie au-dessus de leur tête que cela ne détonnerait pas avec le reste du long-métrage. Et à l’heure où la culture de masse, à commencer par les blockbusters, déréalise, pour le meilleur et pour le pire, la violence d’un conflit armé à travers des (super-)héros insensibles, voire immortels, Ben Wheatley pourrait bien avoir signé un film plus pertinent qu’il n’en a l’air au sein de son contexte de production. Les quatre murs de cet entrepôt semblent factices, plongeant les protagonistes dans une sorte de matrice qui en dit peut-être plus sur notre monde actuel et sa virtualité toute baudrillardienne que sur ces années 70 qu’ils cherchent désespérément à recréer. Free Fire n’est donc pas sans maladresses, mais ces dernières contribuent également à l’étrange réflexion que parvient à développer son réalisateur sur un rêve cassé, marqué par un point de non-retour vers le réel. Telle sa bande de salopards attachants, il rate souvent sa cible, mais en touche d’autres en retour.
Réalisé par Ben Wheatley, avec Brie Larson, Cillian Murphy, Armie Hammer…
Sortie le 14 juin 2017.