Entre expérimentations et quête de sensorialité, Christopher Nolan impose un nouveau modèle de film de guerre. Magistral.
Dans le cercle de plus en plus restreint des auteurs de blockbusters, Christopher Nolan est souvent salué pour sa quête d’un réalisme poussé dans ses retranchements, tout particulièrement lorsqu’il se donne pour défi de nous emmener dans des mondes aux règles complexes (Inception, Interstellar). Cela passe notamment par l’exigence de ses productions, reconnaissables pour leur défense d’un tournage « classique », dans lequel la qualité toujours inégalable de la pellicule s’accorde avec une économie des effets numériques, au profit de vrais figurants, de vrais décors et de vrais véhicules. Dunkerque en est une nouvelle preuve littéralement époustouflante, qui permet à Nolan de nous rappeler les films de guerre d’antan, portés sur les corps et leurs pures sensations dans l’espace qui les entoure. Ici, pas de shaky-cam une énième fois repompée sur Il faut sauver le soldat Ryan, mais une mise en scène ample, généreuse et soignée, sublimée par la photographie démentielle de Hoyte Van Hoytema, qui développe sa palette de couleurs pour un rendu des textures plus prégnant que la meilleure des 3D, et rendant l’expérience indispensable en IMAX ou en 70mm.
Dunkerque s’impose ainsi comme un spectacle total, une claque technique indéniable qui nous plonge au cœur de l’opération Dynamo, cette fuite inespérée des troupes britanniques face à l’ennemi allemand répandu dans tout le nord de la France. Du mixage sonore assourdissant à la musique de Hans Zimmer, minimaliste et en parfaite adéquation avec les images, le film construit une tension imparable dès sa première minute, débutant in medias res un récit focalisé sur ces âmes aux abois. Sans prendre de gants, il parvient à transcrire une précarité de la survie magnifiquement liée à un hors-champ pertinent, Nolan préférant ne jamais montrer les Nazis pour abstraire leur menace, et dès lors laisser planer une mort à la fois invisible et palpable, dont la quasi-omnipotence peut la faire surgir à chaque coin de plan.
Ce choix peut paraître audacieux, surtout depuis le chef-d’œuvre de Steven Spielberg précédemment cité, qui a imposé une représentation frontale de la barbarie, jusqu’à récemment avec l’excellent Tu ne tueras point de Mel Gibson. A vrai dire, Dunkerque fait plutôt penser au Predator de John McTiernan, dans sa façon d’obliger ses personnages (et par extension son spectateur) à apprendre à voir les horreurs de la guerre à travers l’indiscernable, une sorte d’injustice divine qui peut frapper à tout instant un terrain de jeu immense, paradoxalement rendu claustrophobique. Nolan troque la jungle luxuriante de McTiernan pour cette plage ouverte qui procure le même effet en enfermant ses protagonistes dans des perspectives qui semblent faussées. La largeur des caméras IMAX n’empêche pas de rendre les frontières du cadre pesantes, cloîtrant des corps frustrés, à l’instar du Commandant joué par Kenneth Branagh, qui affirme que la patrie est presque discernable de la France.
Dunkerque est alors une œuvre du paradoxe, une thématique qui fascine depuis toujours Christopher Nolan, à commencer ici dans le concept même du métrage, qui s’attarde sur la dignité et le courage se cachant derrière un événement qui conserve malgré tout des allures de désastre militaire. Le film trouve ainsi ses plus atours grâce à cette quête du factuel à laquelle le réalisateur tient tant, car elle lui permet de développer sa vision du médium cinématographique, y compris par des idées qui semblent paradoxales. En effet, les recherches d’immersion du cinéaste sous-entendent de rester au plus près des personnages dans l’immédiateté de l’action, d’autant plus lorsque le récit flirte avec le survival, qui a trouvé ses dernières années des modèles de choix, avec Gravity, Mad Max : Fury Road et The Revenant, dans la traduction d’une urgence par une narration volontairement linéaire, avec peu d’ellipses, voire des plans-séquences. A l’inverse, Dunkerque décide de plonger son spectateur dans trois temporalités différentes, suivant des personnages sur terre (en une semaine), sur la mer (en un jour) et dans les airs (en une heure).
Outre le fait que Nolan floute une nouvelle fois la frontière entre montage alterné et parallèle, il fragmente son récit pour construire un puzzle brillant d’efficacité, gagnant du sens de minute en minute, à mesure que les destins de chacun se recoupent. Mais surtout, le réalisateur de Memento propose une nouvelle fois une magnifique réflexion sur le point de vue, au travers du regard de ses soldats dont la perception de la durée est trompée par la tension qu’ils vivent. Impossible de différencier le temps que passe le personnage de Mark Rylance (par ailleurs touchant dans l’humanité de son jeu) dans son bateau de plaisance à celui de Tom Hardy dans son Spitfire. Nous appliquons tous un rythme à ce que nous voyons, et Christopher Nolan emploie cette réalité pour fonder les mécanismes de son film, et ainsi admettre comme dans son chef-d’œuvre Le Prestige, que le cinéma n’est qu’un art du mensonge et de la retranscription. Dans toute son humilité, il conçoit qu’être fidèle à l’événement est proprement impossible, tout en exploitant les artifices qu’il a en sa possession pour nous emporter dans cet univers, à commencer par ce montage exemplaire qui nous fait vivre le même sentiment de perdition que ses protagonistes.
Cela est d’autant plus passionnant qu’il s’est imposé une histoire minimaliste, en développant au minimum les êtres qui parcourent le long-métrage et en évitant l’usage du dialogue. Pour autant, Dunkerque ne sombre jamais dans la froideur à laquelle on réduit trop le cinéma de Nolan, grâce à la viscéralité de sa mise en scène qui nous fait pleinement adhérer aux points de vue de personnages dont nous ne savons pourtant rien. Ce parti-pris est peut-être la plus belle surprise que pouvait nous apporter l’homme de toute une génération de cinéphiles, surtout après Interstellar, film-somme de l’auteur qui réunissait tous ses gimmicks, obsessions et expérimentations. On était alors en droit de s’interroger sur le renouvellement de son cinéma, et Dunkerque nous offre la réponse la plus satisfaisante, tout d’abord en s’imposant comme l’œuvre la plus épurée de Christopher Nolan, et ensuite en preuve de la pérennité évidente de l’un des plus grands réalisateurs de ces dernières années, qui a encore beaucoup de belles histoires à nous raconter.
Réalisé par Christopher Nolan, avec Fionn Whitehead, Tom Glynn-Carney, Cillian Murphy…
Sortie le 19 juillet 2017.