Dunkerque s’ouvre sur un besoin trivial, Tommy (Fionn Whitehead) veut déféquer. Or, il lui est impossible de s’arrêter poursuivi par les balles de l’ennemi allemand, hors-champ. Sa course amorce le mouvement, séparant les vivants des morts, d’une fuite sans fin vers l’avant. Christopher Nolan immerge son spectateur dans l’urgence du conflit, celle des corps à rester en vie malgré les balles, les bombes et les vagues. Le danger est partout, sans cesse relancé par la fragmentation de l’action en trois espaces et temporalité – distincts jusqu’à l’apothéose finale – : les soldats britanniques coincés sur la plage de Dunkerque pendant une semaine, un bateau de plaisance allant à la rescousse de ces hommes durant une journée et un aviateur de la Royal Air Force venant protéger ses camarades des assauts de la Luftwaffe au cours d’une manœuvre d’une heure. Cet éclatement du récit rend l’œuvre convulsive en bousculant les perceptions du spectateur. Les scènes aériennes font disparaître les points cardinaux, tandis que celles de naufrage questionnent nos rapports à l’espace.
La beauté de Dunkerque est d’allier à l’individualisme, propre au concept même de survie, une dimension collective, celle de la patrie. Nolan s’invente chorégraphe dans les plus belles scènes de l’œuvre montrant des centaines, voire des milliers, de soldats réagir simultanément aux sons de l’aviation nazie, indication des bombardements à venir. Sans parole ni discours, ces soldats forment à l’image qu’un seul corps : celui de la Grande-Bretagne. Le cinéaste unit ainsi symboliquement les premiers rôles et les figurants, ceux qui sont revenus de l’enfer de Dunkerque et ceux qui y ont péri. Montrant la survie comme héroïque, il permet de balayer les doutes des soldats retournant vaincus chez eux à l’instar d’Alex, personnage joué par Harry Styles. Nolan participe ainsi à l’héroïsation d’une défaite jamais totale corroborée par Winston Churchill dans son discours du 4 juin 1940 qui clôt Dunkerque : « nous ne nous rendrons jamais, et même si, bien que je n’y crois pas un seul instant, cette Île ou une grande partie de cette Île serait asservie et affamée, alors notre Empire au-delà des mers, armé et gardé par la flotte britannique, continuera de lutter, jusqu’à ce que, quand Dieu le voudra, le Nouveau Monde, avec tout son pouvoir et sa puissance, viendra à la rescousse libérer l’Ancien ».
Néanmoins, ce discours patriotique a deux limites : l’une scénaristique, l’autre historique. D’un côté, il rend l’œuvre encline à un emballement sentimentaliste comme l’indique la mise en scène (et en musique) très appuyée de l’arrivée de la flottille civile sur les plages de Dunkerque. Cette propension aux bons sentiments, plus qu’un véritable choix moral, est ce qui affadit la majorité des œuvres de Nolan. Le cinéaste accouche toujours des mêmes conflits dramaturgiques – du bateau de The Dark Knight (2008) au vaisseau d’Interstellar (2014) – : faut-il prendre le risque de sauver une personne supplémentaire ou voir ce sacrifice comme un moyen d’atteindre un objectif plus grand ? Ce dilemme force la mise en scène de Nolan à ériger le montage alterné comme seule possibilité de créer une action ou une émotion. La répétition des scènes répondant à cette mécanique montre à la fois les limites de Dunkerque et celles de la filmographie de Nolan. Schématiquement, le Britannique raconte uniquement que des forces distinctes doivent s’unir dans un but commun, survivre.
De l’autre, ce patriotisme filmique a pour conséquence de s’éloigner des réalités historiques de l’évacuation de Dunkerque. Le film minimise, voire exclut, les forces françaises durant les 9 jours de l’« Opération Dynamo ». Le personnage de « Gibson » (Aneurin Barnard) et les quelques figurants français voulant avoir accès à la digue sont bien peu pour représenter les 160 000 soldats français piégés à Dunkerque avec les 200 000 soldats britanniques. Si Dunkerque ne nie pas les choix des gradés britanniques – notamment du Commander Bolton (Kenneth Branagh) – de privilégier leurs propres troupes, il empêche de comprendre les réels enjeux de cette bataille qui entraînera la capture de 35 000 soldats, principalement – voire intégralement – français, par la Wehrmacht. En dépit des décisions de Churchill de procéder à l’évacuation égale des deux troupes, les évènements de Dunkerque marquent les premières fêlures de l’alliance franco-britannique qui se disloqueront totalement lors du refus du Premier ministre britannique d’engager ses troupes dans la bataille de la France, puisque jugée perdue d’avance, durant la conférence de Briare les 11 et 12 juin 1940.
En ce sens, Dunkerque est significatif des utilisations problématiques de l’Histoire par les studios hollywoodiens. Il s’inscrit dans le prolongement du second âge d’or des péplums dans les années 1950-1960 (Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille en 1956 ou Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz en 1963) qui manifestait la grandeur de l’industrie cinématographique américaine par ses décors, ses figurants et ses moyens. L’Histoire devient un prétexte pour créer une attraction sensationnelle dont les codes varient selon les années et les attentes des spectateurs. Marqués par la révolution narrative instaurée par les jeux vidéo, ces derniers désirent maintenant être immergés afin de ressentir. Les cinéastes réinvestissent l’Histoire de ce caprice purement contemporain. À l’instar de Le Fils de Saul (László Nemes, 2015), il ne faut plus démontrer l’Histoire, mais en exhiber les stigmates. Ce goût pour le sensoriel et l’adrénaline force l’intellect à s’éloigner peu à peu. Pour répondre à cela, Nolan travaille chaque plan pour démontrer qu’il sait faire du « jamais-vu ». Cette pensée unique en l’image est pourtant contredite par un accompagnement musical (de Hans Zimmer) dont les sons épileptiques semblent proposer un compte à rebours vers une vérité que Dunkerque n’atteindra jamais.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen