La lecture, c’est important…
Si on ne savait pas lire, nous n’aurions pas pu lire les sous-titres de Caniba, le documentaire de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor et nous n’aurions peut-être pas compris que ce petit papy japonais au visage ingrat, filmé sous tous les angles pendant une heure et demie, est en fait un fou furieux qui a attaqué, tué et mangé une étudiante de la Sorbonne, au début des années 1980…
Oui, ce petit bonhomme d’apparence inoffensive est en fait le Hannibal Lecter nippon. Au cours d’un long dialogue avec son frère, il raconte son enfance, sa fascination pour l’univers de Disney, son attirance vis-à-vis des femmes blanches, notamment de l’actrice Grace Kelly, les pulsions qui l’ont poussé à commettre son crime. Il feuillette aussi le manga qu’il a dessiné, racontant dans les détails son acte monstrueux. Les cinéastes le filment en très gros plan, comme s’ils essayaient de s’approcher au plus près de l’horreur, de la folie et d’un acte tabou. Cela fonctionne plutôt bien. Le long-métrage procure un certain malaise, suscite une nausée qui vient autant des partis-pris formels radicaux que du sujet, mais on ne peut s’empêcher d’être fascinés par ce personnage et ses drôles de pulsions.
Espérons que ce documentaire n’incitera pas d’autres psychopathes à passer à l’acte. On n’a pas envie de finir dans le “ragu” ou qu’on serve notre foie à la vénitienne, même avec un excellent chianti…
Cela dit, le risque est faible, car entre les spectateurs qui ont fui le sujet, ceux qui n’ont pas supporté la forme du film ou son rythme, ceux qui ont piqué un roupillon et les végétariens, il ne reste pas grand monde de valide. Et puis, à Venise, bord de mer oblige, on est plutôt poisson que viande…
La lecture, c’est important et ce n’est pas Frederick Wiseman qui va dire le contraire, lui qui vient de réaliser un documentaire dédié à la New York Public Library, la plus grande bibliothèque du Monde.
Ex Libris s’intéresse au fonctionnement et aux missions d’une bibliothèque publique. Il montre les bibliothécaires en action, capables de renseigner le public sur n’importe quel ouvrage, n’importe quel sujet, ou de trouver l’information en deux clics. Il montre aussi le circuit d’identification et de classement physique des ouvrages, à l’échelle quasi-industrielle, la constitution des banques d’images, gigantesques, les cercles de lecture qui tentent d’analyser les textes, les ateliers d’initiation à la lecture pour les tout-petits…
Mais Wiseman cherche aussi et surtout à montrer qu’une bibliothèque est bien plus qu’un endroit où on stocke des livres. C’est un lieu de vie, d’échanges, de partage, de débats. C’est un endroit qui crée du lien social, qui offre aux individus des moyens de s’épanouir. Le nombre d’ateliers proposé aux citoyens est vertigineux, tout comme le nombre de conférences, colloques et débats publics. En 3h15 de film, le cinéaste en fait l’inventaire exhaustif : conférences sur la génétique, la littérature, l’histoire, l’économie, ateliers d’initiation à l’informatique pour les seniors, formations à la robotique pour les ados, séances d’éveil pour les petits, agoras pour l’emploi,… La bibliothèque publique est un lieu qui accueille tous les individus, sans exception, sans distinction de race, de religion, de préférence politique ou de classe sociale. Même les SDF peuvent venir y passer un moment, à condition qu’ils ne la transforment pas en dortoir. En somme, elle constitue la quintessence d’un service public menacé par la politique ultra-libérale du gouvernement de Donald Trump. Le cinéaste entend défendre cette notion de service public et parler aussi de l’avenir de la bibliothèque, qui, pour continuer d’exister, doit trouver de nouvelles sources de financement privées, s’adapter aux nouveaux média, aux nouveaux utilisateurs. La démarche du cinéaste est évidemment louable. La forme utilisée, elle, l’est un peu moins. Car si la première heure de film donne effectivement une bonne idée de l’utilité de la bibliothèque et incite à aller s’inscrire d’urgence pour profiter des services proposés, la suite s’avère plus laborieuse. Au bout du 472ème extrait de conférence sur l’esclavage ou la rhétorique marxiste, de la 95ème réunion du conseil d’administration pour papoter du budget, de l’énième atelier destiné aux malentendants, malvoyants, mal-pensants, on finit par associer la bibliothèque à un endroit un brin ennuyeux. En somme, l’abondance d’images finit par nuire au propos et c’est bien dommage. Pourquoi faire aussi long? Pourquoi empiler ainsi les séquences, jusqu’à l’écoeurement? Le début du film laissait entrevoir un montage assez ludique et malin, mais il reprend ensuite un rythme assez monotone, plombant.
Frederick Wiseman reste un grand documentariste et un intellectuel tout à fait respectable, mais sa méthode trouve ici quelques limites…
La lecture c’est important. Le langage et l’écriture aussi. Ce n’est pas Sara Forestier qui va dire le contraire. L’actrice française a été révélée par L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, un film ayant pour thème l’importance du langage en tant que vecteur des émotions et outil de progression sociale. Aujourd’hui, elle passe de l’autre côté de la caméra avec M, qui raconte la rencontre entre une jeune femme, qui, complexée par son bégaiement, n’ose plus parler en public mais est une écrivaine surdouée, et un racaillou de banlieue, gros dur au coeur tendre, qui, lui, est incapable d’écrire le moindre mot, puisqu’il ne sait ni lire ni écrire. Quand on se prénomme “Mo”, ça la fiche mal… Evidemment, ces deux-là sont fait pour s’entendre. Ils se complètent à merveille. Les muscles et l’esprit, la tchatche et la plume, l’audace et la sagesse. Porté par cet improbable duo, le film fonctionne plutôt bien. Certes, il y a des maladresses au niveau de la mise en scène, quelques facilités scénaristiques et les deux acteurs principaux sont parfois en surrégime. Redouanne Harjane surligne un peu trop le coté ténébreux de son personnage et Sara Forestier abuse des regards humides. Mais ces défauts n’empêchent pas de s’attacher aux protagonistes et d’apprécier les jolis moments de cinéma qui émaillent le récit. Par ailleurs, on sent qu’il s’agit d’une oeuvre très personnelle, sincère, naturelle et humble, à l’image de sa réalisatrice. Et c’est une très belle ode au langage, qui permet de s’affirmer, de communiquer avec les autres et qui ouvre les portes de l’apprentissage et de la culture.
Pour un premier long-métrage, c’est prometteur.
L’écriture c’est important. Car un bon scénario, c’est quasiment la garantie d’un bon film. La preuve avec Three bilboards outside Ebbing, Missouri, le nouveau film de Martin McDonagh, qui repose sur une petite merveille de script, entremêlant habilement film noir, drame et comédie, et développant des personnages complexes.
Le début est déjà une réussite en soi : Sur la fameuse petite route menant à Ebbing, une petite bourgade du Missouri, une femme passe devant trois panneaux publicitaires à l’abandon. Il manque évidemment des morceaux et seuls quelques mots sont encore lisibles. En passant d’un tableau à l’autre, elle parvient à reconstituer l’expression “Chance of your life” (“la chance de ta vie”). Illico, elle se rend à l’agence publicitaire et loue les trois panneaux pour une année complète. Elle affiche un message à l’attention des autorités, les exhortant à se remuer pour résoudre le viol et le meurtre de sa fille, survenu près d’un an auparavant. Cela provoque la colère des policiers, vexés d’être accusés d’incompétence, mais aussi d’une partie de la population, qui trouve injuste que le shérif, un brave homme, honnête et intègre, soit ainsi pointé du doigt…
A partir de là, on s’attend à une construction de film noir classique, une spirale infernale entraînant les personnages principaux de plus en plus loin dans la rancoeur et dans la haine, ou une enquête policière menant à la résolution du crime initial. Mais Martin McDonagh, tout en jouant avec les codes du genre, emprunte des chemins de traverse, privilégie l’intime au spectaculaire, n’hésite pas à émailler le récit de touches d’humour inattendues ou de moments dramatiques imprévus, et rythme le tout avec des dialogues finement ciselés, particulièrement savoureux. Mais ce qui l’intéresse avant tout, c’est la densité psychologique de ses personnages, comme dans Bons baisers de Bruges et 7 psychopathes. Ici, il filme des êtres à la dérive, incapables de faire leur deuil, incapables de s’émanciper, d’autres à bout de course ou essayant de trouver leur place dans ce microcosme. Chaque protagoniste offre aux acteurs la possibilité de briller. Frances McDormand est comme toujours formidable dans le rôle de cette femme bornée, qui se bat autant pour honorer la mémoire de sa fille que pour surmonter son propre sentiment de culpabilité, Woody Harrelson est épatant en shérif fatigué, essayant tant bien que mal de faire régner l’ordre tout en accordant du temps à sa famille et Sam Rockwell trouve le rôle de sa vie dans la peau d’un adjoint bas du front, mais recelant un potentiel insoupçonné. Les seconds rôles sont au diapason, de Peter Dinklage à Abbie Cornish, en passant par Samara Weaving, irrésistible dans un rôle de ravissante idiote, qui pense que la “polio” est un “jeu avec des chevaux” et invente des verbes improbables. On vous l’a dit, la lecture, c’est le B.A. BA de la culture…
Sebastiano Riso aurait dû prendre exemple sur son petit camarade McDonagh, car les personnages de Una Famiglia, son second long-métrage, manquent trop de finesse pour que l’on adhère à son récit.
Pourtant, il avait eu la bonne idée de privilégier une mise en place intrigante et mystérieuse, dévoilant progressivement les tenants et les aboutissants de l’histoire et les problèmes qui minent le couple formé par Maria (Micaella Ramazzotti) et Vincent (Patrick Bruel). Mais dès que l’on comprend de quoi il s’agit, le film perd peu à peu tout son intérêt, évoluant vers un mélodrame assez facile.
Les personnages n’évoluent plus vraiment et les acteurs se sentent obligés d’en faire des tonnes pour sauver les meubles. Micaella Ramazotti prend un air dépressif et passe son temps à couiner, un peu comme si elle avait une arrête de sardine coincée au fond de la gorge. Et Patrick Bruel, regard torve et sourcil froncé, joue sans grande conviction les gros durs machos.
On aurait aimé que le cinéaste structure un peu mieux son propos et aille un peu plus loin dans le traitement de son sujet – la gestation pour autrui et le trafic d’enfants – plutôt que de s’accrocher vaille que vaille à cette trame de mélo sordide.
La lecture, l’écriture et le langage, c’est important, donc. Si ce n’est pas trop votre truc, vous êtes mal engagés… Sauf si vous savez danser.
Regardez Michael Jackson. On ne peut pas dire que ses textes de chansons brillaient par leur finesse, mais une fois qu’il effectuait ses chorégraphies endiablées, à coups de moonwalk, airwalk, slidewalk, nimportnawalk, ça rabattait le caquet de n’importe quel lettré. Et “endiablées” est le mot adéquat, parce que dans le clip Thriller de John Landis, restauré dans une version en relief et projeté en séance de minuit en Sala Grande, il se transforme alternativement en loup-garou, en zombie et en créature démoniaque. Mamma mia! Si on ajoute le cannibale nippon, Patrick Bruel en mode bad boy et les jeunes filles violés et assassinées, on va finir par faire des cauchemars. Peut-être qu’à la New York Public Library, on trouve des ouvrages sur le sujet…
Buonanotte et à demain pour la suite de nos chroniques vénitiennes.