[Mostra de Venise 2017] Jour 9 : du cul, du cul, du Qu

Après le triomphe de La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche a vécu quatre années plutôt mouvementées, émaillées de polémiques et de disputes : critiques sur les méthodes de travail du cinéaste, tentative de faire interdire la palme d’or cannoise 2013 par une association catholique conservatrice, propos controversés sur le Front National, projets avortés, embrouillamini autour de sa nouvelle réalisation et sa non-sélection à Cannes… Et ce n’est pas la projection de son nouveau long-métrage, en compétition sur le Lido, qui va calmer le jeu.
Mektoub is mektoub  a divisé les festivaliers de la Mostra. Certains s’enflamment pour cette “ode mystique à la beauté du monde” (1) quand d’autres déplorent “un film vide sur le vide” ou parlent carrément de “naufrage” (2).

Mektoub is mektoub - 2

On peut effectivement avoir du mal à adhérer à ce film qui, contrairement aux précédents films du cinéaste, semble totalement dépourvu d’enjeux dramatiques. Le scénario, articulé autour des vacances d’été d’un groupe de jeunes, se déroule dans les environs de Sète, en 1994, laisse à penser que Kechiche va filmer une sorte de marivaudage moderne. Il repose essentiellement sur les discussions des deux personnages principaux, Amin (Shaïn Boumedine) un jeune homme qui veut devenir photographe et scénariste, et sa meilleure amie, Ophélie (Ophélie Bau), fille d’un berger local. On devine que le garçon est secrètement amoureux d’elle. Mais le coeur de la jeune femme est déjà pris, et même doublement. Car alors qu’elle est sur le point de se marier avec son petit ami, un militaire en mission en Iraq, elle se laisse dévorer par sa liaison avec Tony, le cousin d’Amin, un jeune homme volage. La rencontre avec deux filles venues de Nice, Charlotte (Alexia Chardard) et Céline (Lou Luttiau), fait bouger les lignes, montrant ce qui fait la force et la cruauté des rapports amoureux.
Mais le cinéaste ne matérialise pas cela à l’écran de manière spectaculaire. Pas de joutes verbales passionnelles comme dans La Vie d’Adèle, pas de crises de larmes, pas d’engueulades homériques. L’essentiel passe par les bribes de conversation, les regards échangés, les moments de vie captés par la caméra, essentiellement dans des bars et des boîtes de nuit.
Abdellatif Kechiche semble vouloir se débarrasser de la pesanteur du texte et ne filmer que les corps en mouvement, dans l’acte sexuel ou dans la danse. C’est un parti-pris artistique défendable, mais il prend le risque de se couper des spectateurs qui ont besoin de se raccrocher à un minimum de trame narrative, d’intrigue ou de thématiques. Surtout quand le film dure trois heures.
Les séquences dansées qui illuminaient La Graine et le mulet, Vénus Noire ou La Vie d’Adèle deviennent ici franchement pénibles, car étirées au-delà du raisonnable. Dans le dernier tiers du film, la scène de la boîte de nuit dure bien une bonne demi-heure. Le cinéaste ne montre que des corps en train de se déhancher, à hauteur de popotin, sur la compil’ des tubes dance des années 1990. Des culs, des poitrines opulentes, des fesses, des épaules dénudées, des postérieurs,… Des petits culs charmants, certes, car les actrices sont toutes sublimes, mais cet étalage de chair fraîche finit par nous épuiser, physiquement et intellectuellement… C’est sans doute le but recherché : montrer que la quête de plaisirs charnels, la beauté physique, la frivolité et l’insouciance ne durent qu’un temps, celui de la jeunesse, et qu’en passant à l’âge adulte, les individus ont besoin de trouver une autre forme de beauté et d’autres types de relations, plus stables, plus durables, plus apaisées. Mais était-il nécessaire de faire durer la scène aussi longtemps?
Cela dit, hormis cette scène épuisante, on ne peut pas dire que l’on s’ennuie. Car Abdellatif Kechiche sait filmer les êtres et les paysages, capter les moments de vie, saisir la beauté qui l’entoure. La plupart des plans sont magnifiques, bénéficiant d’un travail de composition des cadres ultra-précis et d’une photographie admirable. Et surtout, il sait dénicher de jeunes comédiens qui crèvent l’écran. S’il retrouve avec bonheur Salim Kechiouche et Hafsia Herzi, il agrandit sa famille d’acteurs avec trois jeunes filles irradiantes de charme et de sensualité, et un parfait alter-ego, Shaïn Boumedine, un acteur au charme solaire destiné à devenir en quelque sorte son Antoine Doisnel. On éprouve une certaine fascination et un pur plaisir de cinéphile face à cette tranche de vie estivale, pleine de vie et de lumière.
Il est probable que, de tous les oeuvres présentées à la 74ème Mostra de Venise, Mektoub is mektoub est l’une de celles qui laissera une trace durable. Et si on ne peut s’empêcher d’éprouver un petit sentiment de déception face à ce film, c’est juste qu’il semble inabouti et moins puissant que les précédents longs-métrages d’Abdellatif Kechiche, mais n’oublions pas qu’il s’agit du premier volet d’un diptyque, voire d’un triptyque, et qu’il conviendra de juger l’oeuvre dans sa globalité. Reste à voir si le public se déplacera pour voir le deuxième volet…


Angels wear white - 2

Si Abdellatif Kechiche filme des culs pour mieux toucher l’âme, Vivian Qu, elle, filme le vague a l’âme de femmes chinoises prisonnière d’un système misogyne inique. Ici, pas d’étalage de chair. Les scènes de sexe sont laissée hors-champ, ce qui renforce leur côté sordide et leur violence. Car au coeur de l’intrigue de Angels wear white, il y a le viol de deux fillettes de douze ans dans une chambre d’hôtel. Les deux gamines étaient venues ici pour s’amuser et boire de la bière en cachette, fuyant des environnements familiaux étouffants. Elles paieront le prix fort cette escapade, en se faisant violer par un client de l’hôtel, ivre et pris d’un accès de lubricité. Une autre gamine, un peu plus âgée, a été témoin de l’agression. Cette nuit-là, elle s’occupait de la réception de l’hôtel à la place de sa soeur, pendant que cette dernière louait probablement ses charmes. Elle a filmé l’irruption de l’homme dans la chambre des fillettes sur son téléphone mobile. Elle espère que cette preuve pourra se monnayer au prix fort car, en situation irrégulière, elle a besoin de beaucoup d’argent pour s’acheter des faux papiers.  Sinon, elle aussi devra elle aussi se prostituer.
Le film dresse aussi le portrait de deux autres femmes chinoises, tentant de trouver leur place dans cette société patriarcale et misogyne : la mère d’une des fillettes violées, une femme divorcée n’arrivant pas à s’occuper correctement de son enfant, et une avocate essayant de faire triompher la vérité, malgré le machisme des forces de l’ordre et la corruption du système.
On retrouve un peu le même ton et le même regard sans concession sur la société chinoise que dans le film Black Coal, primé à Berlin en 2014. La filiation est logique, puisque la productrice de ce dernier était justement Vivian Qu. Son Angels wear white pourrait bien, à son tour, créer la surprise à la Mostra et remporter le Lion d’Or. En tout cas, on le verrait bien au palmarès, sous une forme ou une autre…


il-colore-nascosto-delle-cose-2

En tout cas, on dira ce que l’on voudra, mais aussi bien chez Abdellatif Kechiche et chez Vivian Qu, on a droit à du cinéma, du vrai, pas comme dans le très anecdotique Emma (Il colore nascosto delle cose) de Silvio Soldini, présenté hors-compétition. Cette comédie romantique, articulée autour de la rencontre entre un coureur de jupons inconséquent et menteur et une belle aveugle, ne brille ni par son scénario, poussif et prévisible, ni par sa mise en scène, plate et paresseuse. On sauvera juste la performance de Valeria Golino, une fois de plus très juste et crédible dans ce rôle de non-voyante, et une ou deux scènes montrant, à travers le personnage d’une jeune aveugle rebelle, la difficulté d’accepter son handicap et d’aménager sa vie en conséquence.
D’accord, le film n’était présenté que hors compétition, mais cela n’excuse pas sa médiocrité. Ici, les 115 minutes semblent deux fois plus longues que les trois heures de Mektoub is mektoub… Et en plus, cela manque de fesses pour faire passer le temps.

A demain pour la suite de nos chroniques vénitiennes…

(1) : Jacques Mandelbaum dans “Le Monde”
(2) : Hughes Dayez pour la RTBF