Objet de clivages plus que jamais revendiqués, Les Derniers Jedi marque un tournant dans l’histoire de la franchise, qui pousse à la mesure.
Star Wars est indéniablement une religion, peut-être pas dans le sens traditionnel que l’on donne au terme mais une religion fondée sur le parcours essentiel de toute vie, permettant de rassembler derrière son univers foisonnant tous types de spectateurs. Cependant, à l’instar d’un bon nombre d’entre elles, cette religion est aujourd’hui scindée en diverses communautés, qui se reconnaissent toutes comme les seules légitimes de se déclarer « vrais fans » de la licence (les adeptes de la trilogie originale contre les millenials nourris à la prélogie tant décriée, la richesse de l’univers étendu contre l’épure des films, etc.). Autant dire que depuis le rachat de Lucasfilm par Disney, et la promesse de voir débarquer sur nos écrans une nouvelle itération de la franchise tous les ans, jusqu’à l’assèchement supposé de la marque, l’arbre s’est trouvé de nouvelles branches, et tout particulièrement avec l’actuelle trilogie canonique, construite comme un passage de flambeau entre les héros des épisodes IV, V et VI et de nouveaux personnages. Et malgré l’enthousiasme qu’a suscité le revival de la saga par J.J. Abrams avec Le Réveil de la Force – y compris pour l’auteur de ces lignes –, un écart s’est vite creusé entre un public heureux de retrouver ce monde qui leur est si cher, repensé dans sa structure mythologique et cyclique, et un autre, criant au scandale de la démythification de la création de Lucas, déguisée en remake du premier long-métrage.
Il paraît donc peu probable que Disney parvienne un jour à retrouver cette magie et cette beauté qui ont fait le succès de Star Wars en 1977 : un engouement général, liant toutes les générations dans une passion collective. Dès lors, en constatant la certaine lucidité de Kathleen Kennedy, désormais à la tête du studio, le monde entier semblait curieux de voir le tournant qu’allait choisir la franchise avec le jeune et talentueux réalisateur Rian Johnson, visiblement bien décidé à laisser sa marque sur cet immense objet culturel.
Soyons clairs immédiatement : Les Derniers Jedi ne signe clairement pas la réconciliation de tous les publics avec Star Wars, et il suffit de jeter un œil sur les réseaux sociaux et leurs contenus plein de modération et de nuances pour s’en convaincre. Mais ce n’est clairement pas l’effet recherché par le film, ni par son cinéaste, ni par Disney. Et il s’agit d’ors et déjà de la qualité que l’on ne peut enlever à ce huitième opus : il ne cherche pas à plaire, mais au contraire à déstabiliser son audience, à l’amener vers de nouvelles terres en l’obligeant à s’interroger sur le sens profond de son attachement à la saga. Pour filer la métaphore de la religion, Le Réveil de la Force pourrait être perçu comme l’ascendant catholique du christianisme, attaché à des symboles forts et à des dogmes intouchables, parfois ajoutés aux Écritures, voire dénaturés par leur isolement et leur répétition. De l’autre côté du spectre, Les Derniers Jedi serait donc plus proche du protestantisme, avec une volonté de se séparer de tous ces apparats de la croyance pour se référer uniquement à l’essence du texte sacré.
Du lait bleu au sabre laser de Luke, Rian Johnson tend à présenter les marques les plus fortes de la trilogie originale comme des artefacts vieillissants, des reliques qui ne sont pas le cœur de Star Wars, et entreprend ainsi un exercice de dynamitage surprenant. La démarche est louable et pose de vraies questions sur le possible renouveau de la franchise, qui nécessiterait donc de ne plus reconnaître le Pape (George Lucas), ni ses fidèles (Abrams, voire Gareth Edwards). En cela, Johnson entérine la valeur presque méta des protagonistes de l’épisode VII, eux-mêmes fans du passé grandiose de leur univers, cherchant en vain à suivre une route déjà tracée. Néanmoins, là où Abrams y trouvait une forme de réconfort, son successeur y voit la maladie de notre époque, celle d’une génération en perte de repères, qui préfère regarder en arrière plutôt que de se confronter au futur. Tandis que Rey (Daisy Ridley) est à la recherche d’un père spirituel et souhaite connaître la même histoire que Luke, Kylo Ren (Adam Driver) doit faire ses preuves pour devenir le nouveau Dark Vador. A travers ce postulat, Star Wars VIII, bien que suivant en partie la structure de L’Empire contre-attaque, amène son sens de la désacralisation vers un récit plus fragile, à l’image de ses héros en quête de modèles brisés, devant écrire leur destinée sans l’aide de personne.
Cependant, cette profession de foi n’excuse pas tout, et Les Derniers Jedi souffre rapidement d’un excès de zèle, surtout lorsqu’il se démarque de ses prédécesseurs. Que Rian Johnson mette en abyme les critiques faites au Réveil de la Force, soit. Le réalisateur montre clairement sa mésentente avec la méthode d’Abrams, et affirme alors l’incertitude de ses personnages, notamment quand il s’agit du comportement juvénile de Kylo Ren, moqué par le Suprême Leader Snoke (« Enlève ce masque ridicule », lui dit-il). Pour autant, le scénario en vient à adopter une attitude à la limite de l’autisme, d’autant plus gênante qu’elle oblitère complètement les réponses auxquelles le volet précédent laissait le champ libre. Et c’est à cet instant que son auteur confond la désorientation de nos habitudes avec l’évitement de son sujet. Trop préoccupé à vouloir moderniser coûte que coûte le monde de Star Wars, le cinéaste en oublie ce qu’il a déjà sous les yeux, et éparpille sa narration sans prendre le temps de s’arrêter. Résultat, le film se retrouve coincé par sa programmation trop évidente, débouchant régulièrement sur des impasses qui entraînent les personnages à subir les événements plutôt qu’à en façonner la tournure. Paradoxalement, ils semblent stagner à force de courir, à l’instar de Finn (John Boyega), probablement le protagoniste le plus passionnant de cette nouvelle trilogie, trimballé de scène en scène sans jamais qu’on le sente impacté par la conclusion du Réveil de la Force, même au moment où il a l’occasion de s’affirmer par une vengeance contre ses oppresseurs, représenté dans son combat aux allures de pétard mouillé contre la pourtant charismatique Capitaine Phasma (Gwendoline Christie, joliment gâchée). Il en va de même pour Rey, contrainte en deux heures trente de vivre seulement quelques péripéties ne remettant en question que rarement sa position dans la Force et dans l’intrigue.
Il s’agit pourtant de l’interrogation première de Rian Johnson, qui trouve son gimmick principal de mise en scène (très soignée et novatrice par ailleurs) dans des raccords reliant ses figures héroïques et mythologiques à des millions d’années-lumière. Le cinéaste tient à rappeler l’immensité d’un univers qui peut raconter une multitude d’histoires différentes afin d’étendre sa richesse, et dont le canon ne peut pas être considéré comme le sacro-saint-nombril. Mais là encore, sa quête d’un hors-champ offert à l’imagination des spectateurs est continuellement sabotée par le fourmillement trop imposant de son récit, qui empêche des interactions logiques et palpables. Comment croire à l’existence de l’île d’Ahch-To lorsque Chewbacca et R2-D2 sont réduits à de simples fonctions sur celle-ci, attendant patiemment dans le Faucon Millenium que Rey ou Luke daignent communiquer avec eux ? Comment croire à un contexte géopolitique complexe et moins manichéen qu’il n’en a l’air quand celui-ci est condensé de manière très artificielle dans la ville-casino de Canto Bight, avec ses riches au sommet, et ses pauvres travaillant dans des étables (même Fritz Lang avait fait plus subtil) ?
Et c’est peut-être le principal problème des Derniers Jedi, qui à force de se détourner de ses passages obligés, en oublie qu’ils reflètent la part humaine de son univers. Il est différent de désacraliser et de se montrer incohérent, et le traitement de Luke Skywalker (Mark Hamill, pourtant inspiré) en est l’exemple le plus probant. Le héros de plusieurs générations est réduit à un symbole déchu, qui a perdu ses convictions. Ce point de départ n’est pas gênant en lui-même, mais il est consternant que cela reste un point de départ, qu’une telle icône soit privée d’un arc narratif construit, compensé par un humour envahissant. Au demeurant, si celui-ci se révèle par instants déférent, il est assez révélateur de l’échec de l’entreprise, qui ne parvient pas à conserver le ton sépulcral que demande sa démythification (à l’image de ce qu’a pu proposer plus tôt dans l’année la brillant Logan), mais tombe dans le travers de la parodie, rendant alors abscons les moments où le film voudrait cueillir nos larmes.
C’est pourquoi Rian Johnson n’est jamais totalement honnête dans son approche de la saga. Sa table-rase n’est qu’une illusion, et son rejet constant du passé lui revient perpétuellement au visage tel un boomerang, ne serait-ce qu’à travers le retour de figures centrales de la trilogie originale. Cela ne l’empêche pas d’offrir de très belles séquences, et quelques moments de dépaysement sublimes (particulièrement grâce au final sur la planète de sel Crait), mais le long-métrage semble dans un combat perpétuel avec lui-même, à la manière de Kylo Ren. Il n’est donc pas étonnant que ce soit le personnage pour lequel le réalisateur affiche le plus de sympathie, lui donnant l’évolution la plus construite et la plus intéressante à suivre. De cette façon, Les Derniers Jedi est bien, comme on pouvait le pressentir, un film sur la fin programmée des mythes, seulement pas vraiment pour les raisons attendues. Star Wars a toujours été une saga de l’historicité, de la répétition de cycles, qui s’exprime ici par la chute irrémédiable d’une religion, sa perte d’unicité que Rian Johnson traduit par un aveu d’échec. Peut-être est-il temps de l’abandonner, et d’en créer une nouvelle.
Réalisé par Rian Johnson, avec Daisy Ridley, Adam Driver, Mark Hamill…
Sortie le 13 décembre 2017.