La sensibilité de Richard Linklater fait une nouvelle fois des merveilles dans ce road-movie touchant, rappel à l’humanité du cinéma à travers son impressionnant casting.
Il est parfois difficile d’accepter que le cinéma soit un art du mensonge, un simulacre de la réalité dont la grammaire demande une inévitable préparation et un point de vue. Le cinéma n’est jamais arbitraire, ou capable d’être totalement spontané, et la volonté de certains réalisateurs de nier ce constat les pousse souvent à rejeter les spécificités du médium. Cependant, s’il y a bien un cinéaste qui évite cet écueil, c’est bien Richard Linklater. L’homme derrière la trilogie du Before a beau affronter régulièrement les limites du septième art et de sa fausseté consentie, il ne le fait jamais à leur détriment. Le brillant Boyhood, son tour de force logistique étalé sur douze ans, en est à lui seul la preuve. Linklater est capable comme personne de toucher à un quotidien à priori insaisissable, à un naturel qui passe en premier lieu par un temps dont on doit sentir la durée, afin d’offrir au-delà des scènes dépeintes un champ des possibles transcendant une diégèse. En bref, c’est justement la préparation minutieuse d’un sujet et de sa mise en scène qui permet de mieux embrasser le spontané, et Linklater le démontre avec une aisance déconcertante dans son dernier opus, Last Flag Flying.
Adapté d’un roman de Darryl Ponicsan, le film s’attarde sur un trio d’anciens combattants du Vietnam, qui se retrouvent pour accompagner l’un d’entre eux aux funérailles de son fils, décédé en Irak. Si le réalisateur y trouve une nouvelle fois l’occasion de décrire le regard d’un échantillon de l’Amérique moyenne sur son pays, sa culture, ses bouleversements et les doutes qui la traversent, le long-métrage est avant tout une pure galerie de portraits bouleversante par sa sincérité, et un road-movie existentiel passionnant, à la fois aller dans l’espace et retour dans le temps permettant à ses personnages de faire face à leurs fêlures. Il est vrai que cette description pourrait laisser supposer un pathos opportuniste, mais Linklater privilégie un humour mis en avant par la camaraderie si naturel de son groupe, qui sollicite le spectateur comme s’il connaissait ces personnes depuis de nombreuses années. En cela, la réussite de Last Flag Flying repose indéniablement sur le lâcher-prise volontaire de son créateur sur son scénario, de façon à laisser ses comédiens pleinement s’approprier le film. Linkater est un brillant directeur d’acteurs, mais surtout capable de trouver la parfaite alchimie entre plusieurs personnalités. La retenue virtuose de Steve Carell contraste à merveille avec la potacherie de Bryan Cranston, qui retrouve tout le potentiel comique qu’il développait dans la série Malcolm, tandis que Laurence Fishburne détourne la solennité de ses personnages les plus cultes à travers un prêtre faillible et touchant.
Le long-métrage alterne ainsi les moments de pur mélodrame avec la comédie, mélange harmonieux des tons qui s’affrontent dans la vie de tous les jours. Linklater ne donne jamais l’impression de construire une scène simplement pour faire avancer son intrigue. Il l’ouvre aux sens de ses protagonistes, et efface son point de vue pour faire vivre le leur. Les décors d’une Amérique en pleine mutation respirent alors à leur tempo, et la caméra se concentre sur les détails qu’ils ont choisi de remarquer (notamment un gimmick hilarant autour des téléphones portables du début des années 2000). Mais au-delà de capturer avec sensibilité une époque, Linklater déploie avec brio le hors-champ de celle s’étant terminée juste avant. Ses héros lucides ont conscience de voguer sur un temps qui les dépasse, sans connaître leur réel destination. Pour autant, ils constatent avec effroi la répétitivité d’une histoire qui continue de condamner ses enfants à un sacrifice injustifié. C’est peut-être en cela que le réalisateur a si bien compris le sens du mot « cinéma ». Il écrit les doutes et les tourments d’êtres qu’il affectionne avec le mouvement. La ligne droite se confronte au cercle, l’avancée à la stagnation, aussi bien dans les déplacements des anciens combattants que dans leur psyché et le regard qu’ils portent sur leur pays. Le hors-champ devient le bannissement de souvenirs honteux, reflets de ceux des États-Unis.
Last Flag Flying perçoit ainsi la perte de confiance d’un peuple en sa nation, société du mensonge qui leur fait pourtant comprendre que la vérité n’est pas toujours bonne à entendre. Linklater aurait pu prendre la pose agaçante de l’intellectuel indigné dénonçant la guerre au travers de personnages transformées en thèse, antithèse et synthèse narratives. A l’inverse, il délivre des conclusions plus nuancées, où la conscience d’un système perverti n’en empêche pas le soutien. Et quand ce groupe d’ex-militaires enfile à nouveau l’uniforme, le patriotisme s’impose sans cynisme, quand bien même quelque chose semble brisé. De cette façon, Last Flag Flying prend la forme d’une confirmation rassurante : le cinéma de guerre (ou lié à la guerre dans ce cas) américain a su renouveler sa manière de dépeindre les affres de ce début de XXIème siècle. Il n’est plus question d’utiliser le soldat comme un outil de dénonciation déshumanisé, au service de l’idéologie d’un cinéaste. C’est à ce dernier de s’adapter aux besoins de vrais personnages, d’hommes et de femmes tiraillés par leur expérience, engendrant un regard bien moins binaire que ne le désirerait l’intelligentsia bien-pensante. Après l’incompris American Sniper, le lyrique Tu ne tueras point et le sublime Billy Lynn, Last Flag Flying impose le retour d’un cinéma humain face à la barbarie, et non pas d’une autosatisfaction théorique face à la barbarie.
Réalisé par Richard Linklater, avec Steve Carell, Bryan Cranston, Laurence Fishburne…
Sortie le 17 janvier 2017.