2018 s’annonce très bien puisque Steven Spielberg nous offre deux films. Et le premier est déjà un pur bijou de cinéma.
Steven Spielberg n’est pas qu’un grand cinéaste. Il est, au même titre que Charlie Chaplin ou Alfred Hitchcock, un Père Fondateur du septième art, qui continue de marquer l’écriture d’un médium encore jeune, en lui imposant des codes et des images qui constituent son imaginaire. L’apanage de tels génies réside dans l’évidence de leur mise en scène, dans la simplicité qui semble découler de leur découpage, pourtant extrêmement savant et minutieux. Cela peut les mener à des expérimentations dont le cinéma ne se remet jamais totalement, par exemple lorsque Hitchcock bouleverse la transcription du vertige avec le travelling compensé, qui trouvera d’ailleurs le surnom « d’effet Vertigo », rendant le concept indissociable de son créateur.
Dans le cas de ce cher Steven, moult de ses effets de style comportent déjà sa signature gravée au fer rouge, d’autant plus à l’heure où de nombreux réalisateurs cherchent à reproduire l’héritage des années 80 qu’il a contribué à façonner. Parmi ses nombreuses trouvailles, difficile de ne pas voir l’impact immense d’Il faut sauver le soldat Ryan sur le film de guerre. Sa caméra épaule prise dans le chaos du champ de bataille, sa photographie désaturée, son design sonore épousant les sensations des soldats assourdis par les explosions : tout n’est qu’au service d’une immersion dévastatrice, qui n’a été que peu améliorée ou transformée depuis. Nul doute que Spielberg est conscient de ce poids qu’il porte sur ses épaules, et ce n’est pas étonnant que Pentagon Papers débute sur une scène de bataille au cœur du Vietnam, filmée comme en 1999. Ce point d’accroche nous permet ensuite de passer de l’autre côté de la barrière, avec des journalistes souhaitant divulguer un rapport prouvant que le gouvernement sait depuis de nombreuses années que le conflit ne peut être gagné.
Cette histoire vraie, survenue peu de temps avant le scandale du Watergate, pousse bien évidemment Spielberg à convoquer Les Hommes du Président. Mais si le réalisateur retrouve la classe des thrillers politiques d’antan, sublimée par une photographie lumineuse (très typée années 70), un casting au diapason et une bande originale virtuose, Pentagon Papers prend également la forme d’un film de guerre, dans lequel le cinéaste interroge son propre héritage, et où chaque journaliste devient le soldat d’un idéalisme érigé en nécessité. Les machines de l’imprimerie s’activent en rythme comme les bottes d’une garnison, prises dans l’urgence d’une situation que Spielberg embrasse de tout son être. Après tout, le long-métrage a été conçu dans un temps très court, durant la post-production du mastodonte Ready Player One. Dès lors, ce nouveau film aurait pu n’être qu’un opus de transition, fabriqué à la va-vite pour se superposer à une actualité aux fortes connivences. A l’inverse, on sent à chaque instant le besoin viscéral pour Steven Spielberg de traiter d’un tel récit, suite logique de son introspection sur son rôle de porteur des mythes américains après Lincoln et Le Pont des espions.
Peut-être plus encore que ses prédécesseurs, Pentagon Papers est conscient d’un système qui profite de son pouvoir pour s’auto-pervertir, quitte à perdre son but initial. Cette lucidité, qui amène souvent les artistes à la compenser par de l’ironie, n’empêche ici jamais le réalisateur de rester attaché à ses principes, qui reposent justement sur le fait de traiter des personnages qui eux aussi, ont des principes, et refusent de les abandonner. Encore une fois, il ne cherche pas à capter l’Amérique telle qu’est elle, mais telle qu’elle devrait être, en prenant des exemples véridiques qui ne feront ricaner que les plus cyniques. Et si quelques répliques tendent à trop résumer le propos, l’ensemble ne cherche pas à simplement se rapporter au présent auquel il fait écho. Spielberg est pris dans un élan bien plus général, plus humaniste et universel, qui l’emmène dans un magnifique portrait de femme, celui de Katherine Graham, directrice du Washington Post génialement campée par Meryl Streep. Devant s’affirmer dans un monde d’hommes qui ne lui laisse aucune chance, elle est accompagnée par la mise en scène du maître, qui prend plus que jamais les atours d’une montre parfaitement réglée par un orfèvre de génie. Il parvient à abstraire son découpage grâce à des plans-séquences magistraux, des déplacements de caméra en accord avec ses acteurs, mais surtout des scènes de dialogue brillamment pensées par des cadrages traduisant chaque rapport de force entre les personnages, particulièrement lorsque cette patronne inquiète doit débattre avec son rédacteur en chef, joué par un Tom Hanks au sommet de son art. Pentagon Papers en devient un film passionnant sur la prise de pouvoir, une véritable œuvre sur la révolte, centrée sur des mouvements verticaux, ceux de corps qui se lèvent, prêts à rester debout. C’est peut-être pour cela que Steven Spielberg revient au format 1:85, qu’il n’avait pas utilisé depuis La Guerre des mondes en 2005 et idéal pour appuyer ce type de dynamique. Il met en avant des soldats victorieux, droits face à l’adversité. En toute humilité, il nous rappelle que pour cela, il faut savoir filmer la guerre.
Réalisé par Steven Spielberg, avec Meryl Streep, Tom Hanks, Bob Odenkirk…
Sortie le 24 janvier 2018.