Pour son nouveau long-métrage, Lav Diaz a choisi de changer de genre, puisque Season of the Devil est un film musical. Plus précisément un “opéra rock”, comme le précise le dossier de presse.
Mais ne vous attendez pas à une version philippine Tous en scène, un West side story dans les rues de Manille ou une comédie en-chanté(e) façon Jacques Demy…
Déjà parce que les chansons écrites par Diaz n’ont pas grand chose à voir avec celles des films musicaux américains ou français. Il s’agit plus de poèmes chantés, ne respectant pas toujours une rythmique harmonieuse, ou de comptines entêtantes destinées à ponctuer les évènements du film (le chant des miliciens, dont les paroles, complexes, sont “La La, La La, Lalala, Lala aaaah…” va nous rester dans la tête pendant tout le festival…). Pour un occidental, cela peut écorcher un peu les oreilles…
Par ailleurs, si Lav Diaz change de genre de film, il ne change ni de style, ni d’univers.
La narration repose sur une succession de plans fixes composés avec une précision chirurgicale et esthétiquement superbes, dans un noir & blanc sublimant les jeux d’ombres et de lumière. Le rythme est lent, certaines scènes étant étirées plus que de raison, jusqu’au malaise. Et le sujet du film est évidemment lourd, douloureux et funèbre puisqu’il traite de la dictature philippine sous Ferdinand Marcos et des exactions commises par les milices sous couvert de la loi martiale, dans les années 1970.
Autant dire qu’ici, on ne chante pas sous la pluie. On viole, on tue, on torture, on opprime la population, on pille et brûle les habitations… Et le pire, c’est que, dans les zones rurales, les miliciens jouent avec les superstitions locales pour faire passer leurs crimes pour l’oeuvre de démons, fantômes et autres sorcières. Ceci enferme le peuple dans des croyances absurdes, permet de faire passer les opposants au régime pour des suppôts de Satan et les dictateurs pour de nouveaux prophètes.
Comme les précédents films du cinéaste, Season of the Devil est une ode à la liberté et la résistance, un appel à la révolte du peuple philippin contre toutes les injustices, toutes les oppressions, toutes les dominations politiques, morales ou religieuses, qui évoque l’histoire passée du pays pour mieux questionner son présent. A n’en pas douter, Lav Diaz n’est pas vraiment partisan du très controversé président philippin actuel, Rodrigo Dutertre, mais il a l’intelligence de ne pas attaquer de front le pouvoir et d’utiliser son art du langage cinématographique pour faire passer ses messages politiques.
Seul bémol de cette oeuvre musicale esthétiquement sublime, sa durée excessive, qui ne se justifie pas vraiment, sauf pour valider une sorte de posture auteuriste assez agaçante. Comme si un film de Lav Diaz ne pouvait durer moins de trois heures… Ne serait-ce qu’en taillant un peu dans les chansons, pendant lesquelles les couplets sont répétés au moins trois fois, il aurait pu gagner entre une et deux heures de métrage, ce qui, sur un film de quatre heures, est loin d’être négligeable. Il est clair qu’en maintenant ce dispositif et ce rythme, il prend le parti de perdre des spectateurs en route. Même pour les plus courageux, ceux qui tiendront jusqu’au bout, le film est une épreuve… Mais c’est aussi le rôle des festivals de cinéma que de proposer des oeuvres d’un format inhabituel. Et force est de constater que, d’un point de vue purement esthétique et artistique, Season of the devil est l’un des meilleurs films du cru berlinois 2018.
La la, La la, Lalala, Lala aaah!