Pour son premier long-métrage, Dominique Rocher nous offre un huis-clos étouffant, mais aussi une véritable bouffée d’air frais.
Un immeuble haussmannien. Une fête. Un homme passe entre les invités. Il vient chercher des affaires emportées par celle que l’on comprend être son ex. Il s’enferme dans une chambre, et s’endort. Mais au réveil, le monde n’est plus le même. Les murs sont couverts de sang, et l’humanité vient de disparaître. En seulement quelques minutes, La Nuit a dévoré le monde semble réaliser un petit miracle. Par la force d’un découpage habile et épuré, se privant presque de dialogues, le film construit un contexte immédiatement prenant, de sorte que le spectateur ne puisse le réfuter. La note d’intention du réalisateur Dominique Rocher ne peut être plus claire. La France a beau être conditionnée pour rejeter le cinéma de genre, autant par son système de production que sa hiérarchie culturelle absurde, certains essaient encore de lui trouver une place. Pour cela, le jeune cinéaste a compris qu’il ne fallait pas faire de concessions.
La Nuit a dévoré le monde surprend ainsi en premier lieu par son assurance, sa manière d’imposer son univers et de cocher les cases d’une liste de fantasmes pour tous les amoureux du fantastique. Parmi elles, le fait de transformer Paris en terrain de jeu fertile pour l’imaginaire est à lui seul revigorant. Chaque cadre s’amuse avec ce patrimoine et l’architecture si unique de la capitale, quand bien même l’ensemble se construit sur l’économie d’un huis-clos et du hors-champ qui l’accompagne. Mais c’est l’une des principales forces d’un long-métrage qui, plutôt que d’avoir les yeux plus gros que le ventre, privilégie la maîtrise soignée de son espace narratif, cachant par les parois de cette bâtisse progressivement étouffante le chaos de l’extérieur, celui de sa diégèse tout comme celui qu’il serait possible de dépeindre pour de nombreux films français, grâce au potentiel incroyable de cette ville de cinéma. Après tout, Paris n’a pas à seulement conserver cette image de carte postale brandie par la culture classique. Elle est plongée dans la même désolation que les autres, dans la violence d’une actualité rendant le film encore plus pertinent et essentiel.
Pour autant, La Nuit a dévoré le monde ne prend jamais les atours d’une allégorie vulgaire pour rassurer une intelligentsia en mal de rationalisation de mythes modernes. Il prend son sujet à bras le corps, et assume ses inspirations du survival pour délivrer une œuvre poignante sur la solitude. La mise en scène, et en particulier l’utilisation pesante du silence, rend l’expérience aussi éprouvante que celle traversée par Sam (Anders Danielsen Lie), tentant de s’accrocher à une humanité qui semble ne plus avoir de sens. Pouvons-nous exister dans notre individualité, ou notre espèce est-elle vouée à se définir à travers la société, à travers nos liens avec autrui ? Dominique Rocher laisse planer cette interrogation en évitant tout jugement binaire. S’il profite de l’asociabilité de son protagoniste, finalement peu choqué par les événements (ce qui lui offre d’ailleurs l’opportunité d’échapper à de nombreux poncifs du film de zombies en présentant un héros très post-moderne dans sa méticulosité immédiate), celui-ci peine néanmoins à se détacher de rituels sociétaux soudainement obsolètes, voire absurdes (à commencer par des funérailles). Le cinéaste suspend alors ses moments dans le temps, comme une introspection sur l’évolution de notre civilisation, dont la beauté nous est renvoyée dans son plus simple apparat. Le zombie devient un être poétique, presque gracieux – de nombreux infectés étant incarnés par des danseurs –, épurant les éléments les plus évidents de notre vie, notamment le besoin de communiquer, que le réalisateur présente dans une relation touchante entre son personnage principal et un mort-vivant étonnamment expressif (génialement campé par Denis Lavant). Et c’est peut-être en cela que La Nuit a dévoré le monde prend la forme d’un bien bel espoir dans le paysage cinématographique français. Plutôt que de rejeter un héritage ayant lui-même délaissé le genre, pour flirter avec un modèle technique et narratif plus anglo-saxon, Dominique Rocher montre justement que cette réflexivité typiquement hexagonale est compatible avec une vision franche et passionnée du fantastique, sans passer par l’habituelle déconstruction pseudo-maline de l’imaginaire. Le film en vient à symboliser une hybridation qu’on rêve de voir depuis des années, et même s’il n’appartient pour l’instant qu’à une petite liste de cas isolés, il pourrait marquer le début d’une nouvelle ère, une ère où le cinéma pourrait autant dévorer nos rues que celles des autres.
Réalisé par Dominique Rocher, avec Anders Danielsen Lie, Golshifteh Farahani, Denis Lavant…
Sortie le 7 mars 2018.