La Nuit a dévoré le monde est un film qui fait un bien fou (et on vous dit pourquoi dans notre critique), surtout au cœur d’un système de production français de plus en plus sclérosé par ses habitudes feignantes. Du coup, on avait forcément envie de parler de ce petit miracle avec son réalisateur, le très sympathique Dominique Rocher.
Le Cinéphile Cinévore : Comment es-tu arrivé sur ce projet ?
Dominique Rocher : En fait, j’ai d’abord fait plusieurs courts-métrages. Le dernier s’appelle La Vitesse du passé, un film de science-fiction qui a eu pas mal de visibilité, notamment en étant diffusé dans certaines salles Mk2. J’ai eu de la chance, parce que la difficulté du court-métrage réside dans le fait d’exister face à plein d’autre réalisateurs, afin de susciter l’intérêt d’un producteur. Et du coup, j’ai pu rencontrer Carole Scotta de Haut et Court. La boîte venait de faire Les Revenants, et avait plus de vingt ans de carrière dans la production de films fantastiques. Pour moi, c’était exactement le genre de boîte où j’avais envie d’aller, puisqu’elle mêle à la fois cinéma de genre et cinéma disons d’auteur, même si pour moi, les réalisateurs de films fantastiques sont justement des auteurs avant d’être des réalisateurs de films fantastiques. Et dans ma tête, pour un premier film, je savais que je voulais réduire tous les curseurs au minimum, pour pouvoir maîtriser ce que j’allais faire, et m’exprimer au travers de la matière la plus simple possible : un acteur, un décor, peu de dialogues. J’avais envie de travailler comme… (hésitation), un menuisier travaille son morceau de bois. Et il se trouve qu’il y a eu ce livre que j’ai découvert, parce qu’il était nominé au Prix Flore. Comme c’est un prix de littérature classique, y voir ce livre fantastique autour de zombies était déjà étrange, et ça m’a parlé, parce que j’avais envie de faire ce lien entre cinéma d’auteur et cinéma fantastique. Du coup, j’ai trouvé le livre génial, et en plus il évoque des thématiques qui me parlaient à ce moment-là dans ma vie, comme la solitude et le rejet de l’autre. Je pense que Martin [Page, l’auteur du livre, ndlr] venait justement de quitter Paris parce qu’il n’en pouvait plus. Il ne supportait plus la ville et les gens, et c’est également un sentiment que je ressentais de manière très forte.
J’aime bien l’analogie que tu fais avec le menuisier, parce que j’ai justement été frappé par ton amour du cinéma en tant qu’artisanat. Et c’est très intéressant pour une adaptation où tout aspect littéraire est évacué. Il y a peu de dialogues, pas de voix off. Tout passe par le découpage.
D.R. : C’est vrai que le livre de Martin est un journal intime, raconté à la première personne. Il a été très ouvert sur la question de l’adaptation. Si on veut lire le livre, il existe, le film ne l’éclipse pas tout à coup. J’avais pour ma part envie de faire un objet vraiment cinématographique. En plus, je suis très méta dans ma façon de voir le cinéma. J’aime l’objet cinéma en plus des histoires qu’il raconte. J’aime la réflexion autour du médium, autour de la nature d’un plan. Ça m’excite en tant que spectateur, cinéphile et cinéaste. Donc en faisant mon premier film, je me suis posé cette question : pourquoi on va filmer les choses de cette manière ? J’en revenais souvent à Sidney Lumet et à son livre Faire un film, dans lequel il explique que tout part d’une thématique autour du personnage principal, et ensuite, chaque question qui se pose, qu’elle concerne les costumes ou les décors par exemple, en revient à cette thématique. C’est un peu comme ça que le film s’est construit.
On sent que cette thématique t’amène plus vers le survival dans un sens large que précisément vers le film de zombies et ses codes spécifiques. Était-ce voulu de s’éloigner d’un certain carcan du genre ?
D.R. : On partait sur une histoire mentale, d’où un rythme un peu lancinant. Dans la première partie, on est plus orienté vers la logique de la survie, avec les lenteurs que cela impose. On s’est posé beaucoup de questions au scénario, au tournage et au montage sur ce passage où il collecte des ressources dans les appartements. Ce n’est pas évident à gérer parce qu’il n’y a pas de danger immédiat, mais c’est essentiel pour construire cette partie de l’histoire qui va définir la solitude du personnage. De toute façon, il n’y a pratiquement qu’un acteur tout seul face à la caméra. On avait beaucoup de questions sur la manière de maintenir l’attention du spectateur.
Avec des zombies qui sont finalement peu présents à l’écran.
D.R. : Ils représentent une menace latente, extérieure. Je trouvais cela intéressant que sa forteresse émerge, qu’il ait son île déserte qui lui permette de ne pas être constamment en danger. Le danger vient de lui-même.
Surtout qu’on a eu depuis une bonne décennie un véritable renouveau de la figure du zombie dans tous les médiums, en particulièrement dans le jeu vidéo où elle a fortement migré. Ton film a l’air conscient de cela. J’ai eu l’impression d’y voir des inspirations, notamment au niveau des cadres rappelant parfois une caméra de jeu.
D.R. : C’est marrant, par hasard, je parlais hier avec quelqu’un du premier Resident Evil. Je pense que c’est l’un des jeux qui m’a le plus marqué en terme de survival. Je l’avais sur ma PlayStation, c’était mon premier jeu, et je n’avais pas de carte mémoire. Du coup, si je voulais le finir, je devais le faire d’une traite. Bien sûr, je n’y arrivais pas, et je l’ai donc recommencé une dizaine de fois dans sa globalité. Je n’y avais pas pensé avant, mais je pense qu’il a eu un impact sur La Nuit a dévoré le monde. Je me suis souvenu de cette manière de filmer très large, avec ce personnage seul dans cette grande maison en bois. En plus c’est très silencieux. Il y a des parquets qui craquent, quelques jump scares de temps en temps. Après, je ne me suis pas consciemment inspiré d’autres médiums. Je savais que j’étais sur un terrain battu et rebattu, mais il y avait tellement de choses que j’avais envie de faire, que le zombie n’était pas pour moi un problème. Je savais que mon film allait être atypique, qu’il allait me ressembler, et je comptais aussi sur l’intelligence du spectateur pour ne pas s’arrêter au zombie et aux attentes trop précises qui peuvent l’accompagner. On savait qu’il était presque plus un handicap qu’un avantage. On aurait pu nous reprocher de surfer sur une mode, alors qu’on sait très bien qu’on arrive après celle-ci. Donc il fallait que notre argument pour l’utiliser soit solide.
D’ailleurs, le film a un aspect très post-moderne, sans pour autant tomber dans le cynisme ou la rationalisation du fantastique dont la France a l’habitude. Ton personnage principal est très méticuleux. Il réagit tout de suite à la menace, et est très lucide sur l’horreur de la situation, notamment dans une très belle scène où il imagine ce que sont devenus ses proches.
D.R. : C’est vrai qu’on est partis d’une réflexion sur ce que le spectateur sait. Moi, je considère que le spectateur d’aujourd’hui est nourri de cette culture-là, et le personnage aussi. D’autres films montrent le héros découvrir l’invasion zombie de manière choquante. Nous, si ça nous arrive aujourd’hui, on est choqué vite fait, mais on s’y attend. On l’a tellement bouffé, culturellement, que l’on est prêt visuellement et dans notre tête à plein de choses. Après, je me projette. On a vu avec les attentats que la violence des événements nous choque tous. Mais pour autant, j’ai l’impression qu’on s’habitue très vite à ce genre de situation, et ça amène dans la réaction de Sam une sorte de réalisme. La culture populaire l’y a préparé.
On ne le dira jamais assez, mais voir un film fantastique en plein Paris comme le tien fait un bien fou, quand on sait la difficulté que cela représente. Pour toi, s’agit-il d’une revendication de défendre le cinéma de genre français ?
D.R. : Avant même le genre, mon envie première était de faire un film français. J’avais vraiment envie de cette identité, qu’elle ressorte du film. Quand je me suis tourné vers un récit avec des zombies, pendant le processus de fabrication, je me demandais comment incarner cette France d’aujourd’hui. C’est en filigrane et il n’y a pas de revendication patriotique, mais c’était important pour moi que le fantastique soit réapproprié par notre décor. Après tout, on a une énorme culture du fantastique en France. Ne serait-ce qu’avec le cinéma, on peut citer Méliès, Franju, Clouzot. Il faut se reprendre cet imaginaire. Alors il est vrai que c’est compliqué, surtout dans le fait de regagner la confiance du spectateur. Il y a un chemin à tracer mais qui m’intéresse.
En voyant le film, qui met en avant l’architecture parisienne, on se rend d’autant plus compte que la capitale se prête à accueillir ce type d’histoires, que l’on pourrait jouer avec ses rues et ses monuments. Pourquoi on n’invente pas des concepts de science-fiction où l’on s’amuse avec l’Arc de Triomphe par exemple ?
D.R. : On peut, mais il faut les faire dans un ton qui nous est propre. Il faut trouver, ou plutôt retrouver notre identité. Pour moi, l’erreur est de vouloir s’inspirer d’autres pays, comme vouloir faire un film de genre espagnol en France, ou un film américain en France. Ils peuvent être bons, mais ils ne vont pas aider à faire émerger une culture du genre français. J’ai l’impression qu’on a un langage à trouver, une manière d’exprimer nos histoires fantastiques. Pour nous, cette question-là a été une vraie problématique. C’est pourquoi on a tourné le long-métrage en anglais et en français, afin de comparer les deux versions. Et au final, je suis content de me dire que personnellement, je préfère la version française. Les acteurs parlent parfaitement anglais dans l’autre version, ce n’est pas le problème. Mais le film transpire tellement la France et Paris que j’ai envie de voir les personnages parler français.
C’est vrai que certains films de genre français rejettent cette identité pour des inspirations plus anglo-saxonnes, alors que toi, tu fais une proposition de cinéma « hybride », piochant notamment dans la Nouvelle-Vague.
D.R. : Je pense que c’est parce que mes influences sont extrêmement larges. Elles viennent autant du cinéma d’auteur que du cinéma fantastique. Pour moi, c’est la solution au problème de nourrir l’un de l’autre. Je ne sais pas si tu connais le livre Le Matin des magiciens (de Jacques Bergier et Louis Pauwels, ndlr). Il est considéré comme celui qui a initié le mouvement réaliste fantastique, et c’est un style qui me parle, et qui est donc français à la base. Après, là où je me projette, c’est sur la question de la rentabilité. Ça marche sur un film à 2,5 millions (le budget de La Nuit a dévoré le monde, ndlr) mais est-ce qu’on est capables d’aller plus loin, d’aller chercher des projets à 10 ou 20 millions ?
Le zombie te permet de construire avec ton film une très belle réflexion sur la solitude. D’une certaine façon, il m’a rappelé La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit, qui interrogeait lui aussi l’essence de l’humanité, en se demandant si elle réside dans le rapport à autrui et à la communauté. Est-ce que construire le film t’a permis de te faire un avis sur cette question ?
D.R. : J’ai un avis effectivement tranché sur la question. Le film n’est que le parcours de ce personnage dans son acceptation du besoin de l’autre. C’est vrai que le scénario était déjà écrit quand La Tortue rouge est sorti, et en le voyant, j’y ai vu des points communs. C’est un très beau film d’ailleurs. Pour ma part, je suis plutôt de nature optimiste, alors que je partais du même point de départ que Sam, le héros, ce qui en fait un peu mon parcours aussi. Je travaille sur mon rapport aux autres, et ce n’est pas facile tous les jours. Le dégoût que l’on peut avoir pour l’humanité dans son ensemble peut être dur à gérer. Il suffit de regarder les infos à la télé. Néanmoins, je tiens à garder un message optimiste, que ce soit ce qui accompagne à la fin d’un film. Même si j’adore Lars Von Trier, je n’ai pas envie de faire comme lui des films où je suis prêt à me jeter sous un bus en sortant du cinéma (rire).
Et ça amène aussi une quête de la communication pour ce personnage, notamment à travers la musique. J’ai trouvé très intéressant son attachement à des cassettes audio qui, si j’ai bien compris, proviennent réellement d’expériences musicales menées par ton acteur Anders Danielsen Lie.
D.R. : Oui, c’est vrai. J’avais envie de donner quelques éléments de backstory à Sam, et Anders m’a parlé de ses cassettes avec des instants de sa vie enregistrés, qu’il avait utilisé pour des compositions. Il me les a faites écouter, et j’ai trouvé qu’il y avait une matière à exploiter. Je voulais que cela reste vague. On entend un morceau de dialogue, mais le spectateur ne se retrouve pas soudainement avec toutes les clés en main. Le rapport du personnage à la musique est aussi étrange. Il joue avec plein d’objets qu’il a récupérés, et il les transforme en manière de s’exprimer. Il crée avec des résidus d’humanité et le langage du film devient alors majoritairement sonore. Il en vient à recréer un monde, et cet environnement sonore doit être anticipé dès le scénario, pour que l’acteur sache ce qu’il est censé entendre ou pas. On s’est beaucoup amusé à habiller le silence supposé du film, de l’enrichir de plein de sons perçus par Sam. Et ils évoquent une humanité disparue. On croit entendre un meuble bouger, mais c’est en réalité un mur qui craque. C’est comme si l’immeuble avait une voix, et c’est très excitant à faire.
Pour tes acteurs, est-ce que c’est excitant de s’investir dans ce genre de projets, qu’ils n’ont peut-être pas l’occasion de souvent expérimenter ? Je pense notamment à Denis Lavant (qui incarne un zombie, ndlr) qui semble énormément s’amuser. Même si ses rôles chez Léos Carax ont parfois flirté avec le genre, on se dit en le voyant qu’on a rêvé de le voir jouer ce genre de personnages.
D.R. : Pour moi, il était déjà un peu dedans, avec Monsieur Merde par exemple. Après justement, il a accepté le projet parce qu’il n’avait jamais fait un zombie, et ça l’intéressait d’avoir ce genre de challenges. Il est très ludique et aime surprendre. Pour Anders, je pense que le challenge l’a existé. L’histoire lui parlait et c’est un enjeu pour un acteur de devoir être à l’écran du début à la fin. Et Golshifteh (Farahani, ndlr) en parlerait mieux que moi, mais pour elle, on est pas si loin de basculer dans un univers comme celui du film. La folie humaine peut l’emporter et ça l’intéressait de traiter de ce sujet-là.
La Nuit a dévoré le monde semble arriver au bon moment, au sein d’un léger sursaut du côté du cinéma de genre français, notamment depuis le succès de Grave et l’arrivée de propositions comme Revenge ou Dans la brume (auquel Dominique Rocher a contribué, ndlr). Tu crois que ce regain peut durer ?
D.R. : Tout dépend du suivi en salles. Le plus dur, c’est que ces films soient montrés. En fait, les titres que tu cites ont presque été financés au même moment, y compris La Nuit, mais honnêtement, il n’y en a pas beaucoup qui suivent derrière. Moi j’ai envie de continuer dans le fantastique, mais il faut avouer que les entrées ne sont pas très élevées. Si les spectateurs montrent de l’intérêt pour ces projets, la chaîne de fabrication suivra, parce que c’est le public qui décide des films en salles. Dans mon cas, je l’ai constaté en présentant le film lors de séances à l’aveugle. Ça se passe toujours super bien. Cependant, certains spectateurs, notamment les plus âgés, me disent qu’ils ont aimé le long-métrage, mais qu’ils ne seraient pas allés le voir d’eux-mêmes, que le sujet ne les intéresse pas à première vue. Au final, le film leur a prouvé le contraire, mais il faut toujours combattre ces à priori. Honnêtement, pour des budgets comme celui de La Nuit, je ne me fais pas de soucis. C’est pour des propositions plus chères que cela risque d’être compliqué.