Réflexion #12 – Que doit-on faire de l’oeuvre d’un « porc » ?

Par Ciné Maccro

Kevin Spacey. Woody Allen. Dustin Hoffman. Sylvester Stallone. Roman Polanski. James Franco. Ou le désormais plus célèbre de tous, Harvey Weinstein. Depuis octobre dernier maintenant, Hollywood (et le cinéma tout entier) est secoué par ce qui restera peut-être comme le plus grand scandale sexuel de l’histoire. Nombre sont les personnalités, idoles de beaucoup, qui sont en quelques mois tombés de leur piédestal, pour des actes de viol, harcèlement sexuel, et autres ignominies. Que reste-il aujourd’hui ? Un surnom (les « porcs »), un mouvement international de dénonciation (#MeToo ou #BalanceTonPorc en France) et un vaste champ de ruines dans le paysage filmique. Si les récentes productions cinématographiques ont été directement impactées par le scandale (on pense évidemment à Kevin Spacey qui a été effacé du dernier film de Ridley Scott), se pose aujourd’hui la question du sort que nous devons réserver aux précédentes œuvres de ces porcs. Doit-on les jeter aux oubliettes ? En faire abstraction ? Doit-on brûler nos idoles ? Que doit-on faire de l’œuvre d’un « porc » ?

Partant de ce postulat de départ, une autre question se dessine : celle de la paternité de l’œuvre. A qui appartient une œuvre ? A son réalisateur, moteur et pilier de la création artistique, comme Woody Allen ? A ses acteurs, symboles auprès du public de l’œuvre, comme Kevin Spacey ? A son producteur, qui finance et qui permet donc au film d’exister, comme Harvey Weinstein ? Aux spectateurs, qui construisent l’héritage du long-métrage ? La question, plus qu’épineuse, a été mainte et mainte fois traitée sans qu’une réponse claire n’en ressorte. On peut d’ailleurs voir qu’au cours de l’histoire, le rapport à la paternité du film a changé. Alors qu’aujourd’hui de plus en plus de personnes travaillent sur les films, il semble de plus en plus difficile de définir une paternité unilatérale, car cela reviendrait à omettre le travail d’une partie des artisans de l’œuvre. Le long-métrage est tel un patchwork de travaux variés permettant de construire un ensemble cohérent : on écrit le film, on le finance, puis on le met en scène, on le joue, on le monte,… Plus qu’une simple représentation physique, la paternité d’une œuvre semble appartenir aujourd’hui à un ensemble de personnes, travaillant activement ou passivement à la réussite de cette dernière. En soit, cela voudrait dire que l’on peut désormais dire qu’un film appartient à tout le monde, et à personne. Peut-on alors résumer le sort d’une œuvre aux actions d’une personne ? Les performances d’acting de Diane Keaton dans Annie Hall ou d’Adrien Brody dans Le Pianiste ne perdent pas leurs puissances parce que Woody Allen et Roman Polanski sont les réalisateurs de ces films. Usual Suspects n’a pas un scénario raté et Se7en une mise en scène banale parce que Kevin Spacey joue dans ces films. On voit donc bien qu’un long-métrage ne se résume pas à une seule personne. Plus que le symbole d’un être, un long-métrage reste avant tout la mise en commun par de nombreuses personnes de leurs talents respectifs pour réaliser un ensemble de la meilleure qualité possible. Dès lors, il semble stupide de limiter son avis sur une œuvre aux actions d’un seul être, tant résumer la paternité d’une œuvre à une seule personne est un avis réducteur sur les travaux de tous les collaborateurs qui, eux, ne sont pas ces « porcs ».

Plus qu’une simple représentation physique, la paternité d’une œuvre semble appartenir aujourd’hui à un ensemble de personnes, travaillant activement ou passivement à la réussite de cette dernière.

Si on ne peut donc pas affirmer une paternité unilatérale, il semble indubitable que les agissements d’une seule personne peuvent influencer le sort médiatique du film, et son image aux yeux du public. L’exemple le plus flagrant est le dernier Ridley Scott, All the Money in the World. Le film, avec initialement Kevin Spacey au casting, se profilait comme une œuvre controversée. Par conséquent, l’équipe a pris le parti d’effacer Spacey du film, pour le remplacer par Christopher Plummer, le tout à seulement quelques semaines de la sortie du film. Le résultat ? Un buzz mondial, et une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle pour Plummer, faisant passer l’œuvre d’un probable pugilat public à une mise en pratique de l’éviction des « porcs » d’Hollywood. Dans un monde cinématographique où les enjeux économiques ne cessent d’occuper une place de plus en plus importante, l’impact d’un tel scandale oblige les producteurs et les distributeurs, détenteurs de la responsabilité pécuniaire de l’œuvre, d’user de stratagèmes pour noyer le poisson et ne pas voir leurs chiffres d’affaires s’altérer. L’œuvre cinématographique deviendrait-elle aujourd’hui un objet purement économique au détriment de toute construction artistique ? Ce que l’affaire Weinstein montre au grand jour, dans l’exploitation commerciale des films, c’est à quel point l’image d’un film aux yeux de ces spectateurs a une importance capitale sur le devenir économique et commercial de ce dernier. Par le prisme des médias, des réseaux sociaux et de l’effervescence du monde d’aujourd’hui, les films deviennent des marques plus que des œuvres d’art qui doivent à tout prix être vendu au plus grand nombre. Il est évident que dans le commerce, en cinéma ou ailleurs, un scandale de l’ampleur de celui-ci a des retombées plus que néfastes sur le film… Le cinéma ne serait donc désormais qu’un outil économique ? La question, aussi simpliste (et stupide) soit-elle, tant à impersonnaliser le cinéma, ce qui serait d’une stupidité évidente… En effet, le cinéma fonctionne avant tout aujourd’hui par l’humain et pour l’humain. Il n’est pas rare (euphémisme) que les gens aillent voir un film (ou non) pour la présence de telle tête d’affiche, ou parce qu’il s’agit de la suite de tel gros film (en 2017, on trouve dans le top 10 au box-office 5 suites ou remakes (Star Wars 8, Moi Moche et Méchant 3, Fast & Furious 8, Pirates des Caraïbes 5 et La Belle et la Bête), 2 comédies françaises de grand ressort (RAID Dingue et Alibi.com), deux gros films d’animation américain et un gros blockbuster avec Valerian de Luc Besson). Plus que des enjeux scénaristiques, ce sont des personnes ou personnages qui font déplacer les spectateurs dans les salles aujourd’hui et, si l’on peut avoir envie de voir un film pour telle présence, on peut aussi se refuser pour des raisons similaires à visionner le long-métrage. Ce n’est pas Mars Films, distributeur français de Wonder Wheel, le dernier Woody Allen qui vous dira le contraire (le précédent film du réalisateur new-yorkais, Café Society, en mai 2016, avait réuni 365 000 personnes en première semaine, contre seulement 151000 pour Wonder Wheel ; ce qui fait une baisse de 59%)… Et encore, nous n’évoquons ici que les sorties prochaines des œuvres. Quel impact ce scandale aura-t-il sur la diffusion des précédentes œuvres des personnes ciblées par ce scandale ? Quid des diffusions télévisuelles ou des ventes de supports physiques ? Pourra-t-on voir certains films, relativement réputés aujourd’hui, tomber en désuétude par la présence d’un de ces porcs dans le processus de production ? Il est encore bien trop tôt pour répondre à ces questions, même s’il semble quand même plus difficile pour nous de renier ou bannir des films déjà sortis depuis plusieurs années, ces derniers ayant déjà eu le temps de se construire une identité et une âme auprès de leur public. Les grands classiques, certes écorchés par les révélations, ne devraient pas forcément se retrouver aux oubliettes dans une frénétique chasse aux sorcières, mais risque cependant d’encaisser une certaine perte de popularité. Vous l’aurez compris, l’image du film est donc devenue un ressort essentiel dans le devenir de ce dernier, et il est évident que les récentes révélations vont modifier nos perceptions de certaines œuvres cinématographiques, tant l’image publique est devenue aujourd’hui un pilier essentiel dans le devenir de l’œuvre. Cela nous amène donc à une autre question des plus complexes…

Par le visionnage des films, le spectateur réalise-t-il un acte militant ? Depuis toujours, le cinéma sert d’arme pour véhiculer ses idées, se transformant lui-même en arme politique. Dans un monde assujetti aujourd’hui à l’interprétation permanente, quel message envoie-t-on en faisant d’un porc la tête d’affiche d’un film ? Cela paraîtrait sûrement à un acte au mieux de négligence, au pire de soutien à ces actes odieux. Or, il ne faut pas oublier que les carrières cinématographiques, même celles des grandes stars hollywoodiennes, sont avant tout dues à des rencontres avec le spectateur. Les célébrités naissent par le succès de leurs premiers long-métrages, et le sort que l’on réserve aux films impacte toujours grandement le devenir des carrières. Prenons l’exemple de Christopher Waltz, qui, de nombreuses années durant, à végéter dans des productions de seconde zone en Autriche, avant de connaître le succès avec Inglourious Basterds et d’avoir désormais la carrière que nous lui connaissons aujourd’hui, celle d’un acteur réputé et reconnu mondialement. A l’inverse, citons le cas de Hayden Christensen qui, après quelques apparitions chez John Carpenter, Sofia Coppola et une nomination aux Golden Globes, acquerra la postérité en jouant le r$ole d’Anakin Skywalker dans la prélogie Star Wars, avant de finir par sombrer dans l’oubli le plus total, sa carrière s’étant très probablement effritée en regard de l’accueil glacial reçu par cette prélogie. Nous pourrions encore citer de nombreux exemples… Il semble alors que, plus que les acteurs eux-mêmes, ce sont les spectateurs qui décident du sort d’une carrière. Nul doute qu’ils se feront un plaisir d’en ruiner quelques-unes dans les années à venir, à commencer par celle de Kevin Spacey, d’ores et déjà viré d’All the money in the world et de la série House of Cards par la frilosité des producteurs, qui s’attendaient à un accueil désastreux de ces œuvres à leurs sorties. La traversée du désert lui tend les bras… C’est bien l’acte militant primordial du spectateur, qui choisit quel film il visionne (et, on l’a vu, ce sont finalement assez souvent des raisons extra-cinématographiques qui le poussent à se décider) qui est aujourd’hui la principale inconnue de l’équation ; quel sort réserverons-nous, spectateurs, aux œuvres des personnes ciblées par le scandale ? Les premiers éléments de réponse devraient prochainement arriver, avec le dernier Woody Allen donc, ou avec The Disaster Artist, le nouveau film de James Franco.

Et si nous arrêtions de parler (dans un contexte purement cinématographique) de ces porcs, de leur donner de l’importance en les récompensant dans des festivals ou des cérémonies de prix, pour simplement se concentrer sur l’essentiel, le plaisir de visionner des films fabriqués en grande majorité par des hommes et des femmes, et non des monstres ?

Alors, que doit-on faire de l’œuvre d’un porc ? La question, simple en apparence, s’avère être en vérité bien plus complexe qu’il n’y paraît. Doit-on juger un processus artistique pour les actions d’une seule personne ? Doit-on sanctionner les œuvres qui ne condamnent pas, explicitement ou implicitement, ces actes en boycottant les salles obscures ? L’image d’un film doit-elle vraiment être le moteur des visionnages ? Ces questions, aussi généralistes soient-elles, ne peuvent s’exonérer de l’obligation de subjectivité dans leurs réponses. Libre à chacun de choisir quel film il visionne et pour quelles raisons il le fait. Chacun à son propre rapport aux personnalités ciblées par le scandale, entre déceptions et amertume. Doit-on revoir les films que nous avons aimés mais dont notre vision est aujourd’hui changée à jamais par certaines présences ? Doit-on faire disparaître avec ces monstres le fruit de leur travail des années durant ? La question a déjà été évoquée dans d’autres formes artistiques, notamment la littérature, avec une fameuse opposition entre Proust, défenseur de la séparation entre œuvre et auteur, énonçant l’idée que pour juger correctement d’une œuvre, nous ne devons rien connaître de la vie de l’auteur, et Sainte-Beuve. Les idées de Proust furent d’ailleurs reprises et développées par le critique Roland Barthes dans La Mort de l’auteur en 1967. Cela montre que la question, quel que soit la forme et les époques, obsède le milieu artistique, avec parfois une redite incessante, comme avec le fameux débat « Doit-on continuer à lire Voyage au bout de la nuit alors que Céline était antisémite et collaborateur nazi ? », Mais ces réflexions nous montrent que l’objectif de l’art, sous quelque format qu’il soit, doit-on avant tout être un plaisir esthétique, principe fondamental de l’art et qui ne devrait pas être mis de côté. S’il peut sembler difficile de faire abstraction des scandales, ne pourrait-on pas tout simplement prendre ce qui peut nous servir et ne pas laisser les miettes à ces monstres ? Ne peut-on pas tout simplement visionner ces films sans célébrer ou idolâtrer ces porcs qui les créent ? Si, dans le modèle actuel, cela semble compliqué (faire de nombreuses entrées en salles est déjà une forme de récompense, sur le plan pécunier), il n’en reste pas moins que cette idée est plus intermédiaire qu’un simple et strict boycott des œuvres passées et futures. Et si nous arrêtions de parler (dans un contexte purement cinématographique) de ces porcs, de leur donner de l’importance en les récompensant dans des festivals ou des cérémonies de prix, pour simplement se concentrer sur l’essentiel, le plaisir de visionner des films fabriqués en grande majorité par des hommes et des femmes, et non des monstres ?

Un grand merci à Xavier Pelletange et Cédric Lesaint pour leur aide sur cet article.