Après le triomphe cannois de La Vie d’Adèle mais aussi, hélas, les nombreuses polémiques qui ont accompagné sa sortie en salles, ternissant son image, Abdellatif Kechiche semble vouloir revenir aux sources de son cinéma, avec une oeuvre évoquant plus ou moins sa jeunesse, à travers celle d’un alter-ego fictif, Amin (Shaïn Boumedine), un jeune homme qui veut devenir photographe et scénariste.
Le cinéaste filme le retour du personnage dans sa région natale, dans la région de Sète, à l’occasion des vacances d’été 1994. Là, il retrouve sa meilleure amie, Ophélie (Ophélie Bau), fille d’un berger local. On devine que le garçon est secrètement amoureux d’elle et qu’il comptait sur ces retrouvailles estivales pour la séduire. Mais le coeur de la jeune femme est déjà pris, et même doublement. Car alors qu’elle est sur le point de se marier avec son petit ami, un militaire en mission en Iraq, elle se laisse dévorer par sa liaison avec Tony, le cousin d’Amin, un jeune homme volage et insouciant. L’irruption de deux filles venues de Nice, Charlotte (Alexia Chardard) et Céline (Lou Luttiau), fait sensiblement bouger les lignes, montrant ce qui fait la force et la cruauté des rapports amoureux.
Comme le début du film est marqué par de longues scènes dialoguées, on se dit que Kechiche va essayer de développer une sorte de marivaudage moderne, comme il l’avait fait par le passé dans L’Esquive, son premier grand succès cinématographique. Mais cette fois-ci, le texte semble secondaire. Pas de joutes oratoires subtiles comme dans le film précité, pas d’engueulades homériques et passionnelles comme dans La Vie d’Adèle, pas de crises de larmes. La compréhension des personnages et de leurs émotions passe par des bribes de conversation, des regards échangés, des moments de vie captés par la caméra, essentiellement dans des bars et des boîtes de nuit. Abdellatif Kechiche semble vouloir se débarrasser de la pesanteur du texte et ne filmer que les corps en mouvement, dans l’acte sexuel ou dans la danse. C’est à la fois la force et la faiblesse du film et le point de rupture avec une partie des spectateurs.
Le parti-pris artistique du réalisateur est tout à fait défendable, mais il risque de faire fuir tous ceux qui ont besoin de se raccrocher à un minimum de trame narrative, d’intrigue ou de thématiques. Surtout quand le film dure plus de trois heures…
Même pour ses admirateurs, Mektoub my love pourrait bien s’avérer une épreuve, du moins par moments. Les séquences dansées qui illuminaient La Graine et le mulet, Vénus Noire ou La Vie d’Adèle deviennent ici franchement pénibles, car elles semblent étirées au-delà du raisonnable. Pour preuve la scène de la boîte de nuit, dans le dernier tiers du film, qui dure bien une bonne demi-heure. Le cinéaste ne montre que des corps en train de se déhancher, à hauteur de popotin, sur la compil’ des tubes dance des années 1990. Des culs, des poitrines opulentes, des fesses, des épaules dénudées, des postérieurs,… Des petits culs charmants, certes, car ses actrices sont toutes sublimes, mais rien d’autre. A la longue, cet étalage de chair fraîche finit par nous épuiser, physiquement et intellectuellement… C’est sans doute le but recherché : montrer que la quête de plaisirs charnels, la beauté physique, la frivolité et l’insouciance ne durent qu’un temps, celui de la jeunesse, et qu’en passant à l’âge adulte, les individus ont besoin de trouver une autre forme de beauté et d’autres types de relations, plus stables, plus durables, plus apaisées. Pour autant était-il bien raisonnable de faire durer la scène aussi longtemps?
Cela n’enlève rien à la beauté de l’oeuvre. Abdellatif Kechiche sait filmer les êtres et les paysages, capter les moments de vie, saisir la beauté qui l’entoure, happer chaque rayon de lumière. La plupart des plans sont magnifiques, bénéficiant d’un travail de composition des cadres ultra-précis et d’une photographie admirable.
Et surtout, il sait dénicher de jeunes comédiens qui crèvent l’écran. S’il retrouve avec bonheur Salim Kechiouche et Hafsia Herzi, il agrandit sa famille d’acteurs avec trois jeunes filles irradiantes de charme et de sensualité, et un parfait alter-ego, Shaïn Boumedine, un acteur au charme solaire destiné à devenir en quelque sorte son Antoine Doisnel.
Car Mektoub my love : Canto Uno, comme son titre l’indique, n’est que le premier opus d’un diptyque, voire d’un triptyque (1). Il conviendra donc d’attendre de voir l’oeuvre dans sa globalité avant de la juger efficacement. Pour le moment, on oscille entre une pointe de déception, le film semblant moins abouti et moins puissant que les précédents longs-métrages du cinéaste, et le plaisir purement esthétique et cinéphilique éprouvé face à cette tranche de vie estivale, pleine de vie et de lumière. En tout ca, une chose est certaine, les polémiques successives n’ont en rien altéré le talent d’Abdellatif Kechiche, qui reste l’un de nos meilleurs artisans du 7ème Art.
(1) : A condition que le cinéaste règle le litige avec ses producteurs. France Télévision et Pathé n’avaient en effet signé que pour un film unique, mais le cinéaste a finalement opté pour un diptyque au fur et à mesure de l’avancée du tournage, provoquant le mécontentement de ses mécènes.
Mektoub my love : canto uno
Réalisateur : Abdellatif Kechiche
Avec : Shaïn Boumedine, Alexia Chardard, Lou Luttiau, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Hafsia Herzi
Origine : France
Genre : Conte cruel de la jeunesse
Durée : 2h55
date de sortie France : 21/03/2018
Contrepoint critique : Paris Match