Objet d’adaptation fantasmé, Ready Player One permet à Steven Spielberg de signer un blockbuster définitif sur notre rapport au virtuel. Un chef-d’œuvre indispensable.
N’y allons pas par quatre chemins : Ready Player One est l’un des films les plus importants de ces dix dernières années, principalement aux côtés de Mad Max : Fury Road, dont nous avons tendance à régulièrement rappeler le génie dans nos colonnes (que voulez-vous, c’est l’amour fou !). C’est que le chef-d’œuvre de George Miller nous a époustouflés par la sophistication de sa mise en scène, ode à l’écriture du mouvement portée par un récit mythologique d’une rare pureté. De cette façon, le quatrième volet de la saga possède l’allure d’une œuvre somme, une synthèse parfaite du parcours accompli par la grammaire cinématographique et son évolution en un peu plus de cent ans. Cet aspect définitif le ramène constamment aux origines du septième art, non pas par une démarche passéiste, mais au contraire par un retour à un point de départ, comme une main tendue vers un nouvel avenir, un appel à l’exploration de terres certes encore sauvages, mais que nous avons le devoir de défricher. Ces territoires, jungles numériques et d’images prêtes à désormais interagir avec nous, ne demandent qu’à s’hybrider avec celles que nous maîtrisons déjà. Le pixel du virtuel doit se mêler avec le grain du réel, pour en révéler une facticité qui les rassemble plus qu’elles ne les séparent. Et si les débuts d’une transition ne sont faits sentir par à-coups (Cameron avec Avatar, Cuarón avec Gravity), c’est Steven Spielberg qui vient aujourd’hui nous porter le coup de grâce, après son déjà merveilleux et avant-gardiste Tintin. La cohérence du cinéaste dans la gestion de ses projets semble une nouvelle fois sans équivoque, tant l’expérience qu’il a acquise sur l’adaptation de l’œuvre d’Hergé se ressent sur chaque seconde de Ready Player One.
Après tout, en s’attaquant au célèbre roman d’Ernest Cline, bouillon de pop-culture concentré dans un futur où la population se réfugie dans une sorte de MMORPG en réalité virtuelle, le cinéaste devait nécessairement repousser les frontières de l’image de synthèse, de la performance capture et ouvrir une nouvelle porte vers les possibilités narratives et esthétiques offertes par de telles technologies. Certains auront beau voir dans le résultat final un énorme assemblage de références nostalgiques, touches diverses d’un imaginaire collectif auquel le réalisateur a lui-même contribué, mais Ready Player One est bien tourné vers le futur, vers la mutation. Un seul plan suffit à Steven Spielberg pour passer d’une dimension à une autre, et il ne le fait pas en restant externe au point de vue du jeune Wade Watts (Tye Sheridan) ou même de son avatar Parzival. La caméra accompagne la pose de son casque VR, s’interposant devant ses yeux pour prendre la place de son regard, avant de nous plonger dans un travelling fou au cœur des divers mondes de l’Oasis, cet univers virtuel aux possibilités quasi-infinies.
Se dessine alors la nécessité d’une nouvelle écriture du médium cinématographique, un nouveau type de découpage où l’objectif peut s’affranchir des lois physiques, et où la coupe n’est plus obligatoire. Spielberg a toujours été le spécialiste d’une mise en scène dont la virtuosité est telle qu’elle finit par en devenir invisible. C’est un travailleur forcené, au point que sa maestria semble d’une évidence presque enfantine, notamment dans sa gestion des plans-séquences, réguliers dans sa filmographie mais beaucoup plus discrets qu’ailleurs, où l’autonomie affichée du plan peut le déconnecter de ce qui le précède et le succède. A l’inverse, si le papa d’E.T. sait utiliser au mieux le cut, la précision de sa réalisation et de son montage finissent de l’effacer, de fluidifier tous ces espaces et ce temps condensés pour raconter une histoire. Ready Player One semble ainsi atteindre une forme de paroxysme de cette vision du cinéma, grâce à une utilisation du numérique mêlant les matières dans un crossover gargantuesque, déclaration d’amour évidente de Spielberg à la pop-culture dans toute sa variété et sa richesse.
Mais plus encore, ces artefacts, le plus souvent tirés des années 80, sont présentés comme des outils d’inspiration, des petites parties d’un tout qui a façonné l’imaginaire de nombreuses personnes, à commencer par le cinéaste lui-même, double logique du créateur de l’Oasis, James Halliday (magnifié par la performance humble et innocente de Mark Rylance), démiurge ayant caché à sa mort un easter egg dans son jeu afin de trouver celui qui reprendra les rênes de son œuvre. Ready Player One se construit donc sur le modèle d’une chasse au trésor où tous les coups sont permis, et la jouissance de l’ensemble provient de la manière dont Spielberg aborde le génie des plus grands jeux vidéo récents, de Minecraft à GTA en passant par Skyrim, à savoir de proposer avant tout un système ouvert ultra-sophistiqué, pensé pour accueillir les expérimentations de sa communauté. Un peu à la façon des Legos, Halliday a surtout offert une unité de base, une matérialisation de la créativité qui ne demande qu’à être manipulée et bidouillée.
C’est de cette façon que la pop-culture s’impose dans le film, à travers la passion de ceux qui ont ressenti le besoin d’incarner ou de recréer un élément de leur paysage culturel dans l’Oasis, à l’instar du meilleur ami de Parzival, Aech, moddeur surdoué s’amusant à fabriquer un Géant de Fer. La culture devient dès lors un objet de revendication, libérée par le hacking de son public. Pourtant, cette réalité, d’autant plus visible à l’heure d’un Internet triomphant, est encore réfutée par Hollywood, mais aussi par la corporation IOI, ensemble de costards-cravates uniquement motivé par le potentiel économique de l’Oasis. Tout en s’amusant de l’archétype (qu’il appuie d’ailleurs en faisant incarner l’antagoniste principal par le charismatique Ben Mendelsohn), Spielberg ne met pas tant en avant la cruauté froide d’une entreprise tentaculaire que son mépris face à la beauté de l’œuvre d’Halliday, qui lui échappe au point d’engager des spécialistes de son univers.
Et c’est en cela que Ready Player One ne tombe jamais dans le travers du pot-pourri racoleur. Au contraire, son auteur laisse clairement entrevoir son regard désenchanté sur une pop-culture volée des mains de son public par des cerbères cyniques, lui vendant désormais la même soupe et les mêmes symboles sans en comprendre la sève et au point de les vider de leur sens, de plus avec l’approbation servile des concernés. Voilà la facette la plus sombre de l’Oasis, celle d’un numérique reproduisant à l’envie des designs de personnages, d’armes et d’accessoires, manipulés tel un assemblage de polygones sans portée. Bien entendu, cette inquiétude est aussi celle d’un cinéaste s’interrogeant sur le poids de son propre héritage, celui d’un créateur de mythes que certains réduisent à une poignée d’images-clés sans substance (à commencer par ce fameux petit garçon passant avec son vélo devant la Lune, érigé en logo par la boîte de production Amblin). La démarche de Spielberg n’est donc pas tant éloignée de celle de Phil Lord et Chris Miller sur La Grande Aventure Lego, ode à un imaginaire désenclavé dissimulant en son sein une critique de la politique actuelle des décisionnaires de l’entertainment.
Dans les deux cas, la culture reprend ses droits en réveillant une fougue révolutionnaire, mais elle est cette fois liée à une révolution technique. Le numérique offre des mouvements et des transitions improbables, une libération de l’objet caméra qui parvient (enfin) à traduire celle acquise par le jeu vidéo, émancipée d’une dimension physique pour se positionner selon les besoins du joueur. C’est pourquoi Ready Player One semble être l’un des premiers films à comprendre qu’adapter le dixième art ne consiste pas à reprendre l’esthétique d’une œuvre, mais à transcrire, avec d’autres codes, le feeling que l’on a manette en main.
De nombreux longs-métrages tentent bêtement de reproduire des instants de gameplay, et frustrent le spectateur par son incapacité d’interagir avec la scène (l’échec récent du reboot de Tomb Raider est à ce niveau assez caractéristique). A contrario, la mise en scène novatrice de Steven Spielberg se montre effective dès le premier morceau de bravoure du scénario, une course-poursuite endiablée et parsemée de pièges au fort potentiel spectaculaire, synthèse des tropes du genre qui ne nous donne pourtant jamais l’impression que nous regardons passivement un jeu vidéo. Le virtuel prend vie dans cet amas chaotique, formes et matières emportées dans un mouvement mutant. Et en ouvrant ce champ des possibles qu’il ne fait que surpasser par la suite avec inventivité (notamment lorsque ses personnages revisitent un certain classique du cinéma), il nous ramène, de la même manière que James Halliday, à une unité de base, à une métaphysique du polygone. Il nous est permis de concevoir sa capacité de donner, par accumulation, n’importe quelle forme, n’importe quelle texture, et de se métamorphoser pour en prendre une autre. Le réalisateur l’avait déjà expérimenté avec ludisme sur Tintin, introduisant une surréaliste séquence d’hallucination par une dune de sable se transformant en vague.
Ready Player One se sert ainsi de la grammaire du cinéma tout en la hackant, en mêlant les dimensions par la simple force d’un raccord. Bien que parfois réaliste et soucieux des dérives possibles des technologies présentées, le réalisateur ne tend jamais un propos moralisateur sur l’apport du virtuel dans nos vies. Il en constate sa connexion essentielle avec le réel, l’interdépendance de ces deux espaces plutôt que leur scission. Certes, le virtuel peut se réduire, comme nous l’avons dit, à un ensemble de formes creuses, dénuées de vie si nous ne leur en donnons pas une. Mais il peut également receler quelque chose en son sein. Il y a plus derrière l’apparence du pixel, comme l’amour qu’éprouve Wade pour la mystérieuse Art3mis (Olivia Cooke) à travers son avatar. Le polygone ne peut rien sans l’émotion qui est censée l’accompagner, et ce simple constat devient le reflet de l’humilité de Steven Spielberg : quels que soient l’outil ou la méthode de travail, une bonne histoire l’emporte toujours par sa viscéralité. Et si Ready Player One se présente comme l’un des blockbusters les plus passionnants et immersifs de ces dernières années, c’est également le cas du travail de James Halliday, artiste qui se met à nu à travers un médium qui offre la possibilité aux gens d’interagir avec des événements spécifiques de sa vie, voire d’apprendre des erreurs de son créateur, afin de ne pas les reproduire. Derrière ce portrait touchant et juste du métier de développeur, Spielberg y délivre une nouvelle fois une brillante réflexion sur le métier de conteur, et en revient à ses origines. Pour parvenir à la ligne d’arrivée de la course aux obstacles infranchissables, Wade comprend qu’il doit regarder vers l’arrière, vers le passé, afin de se retrouver sous la piste, dans ses coulisses en forme de lignes vertes épurées, matérialisant le programme d’Halliday. Il voit ainsi les différents pièges s’activer, par des systèmes de trappes dont l’aspect rudimentaire n’est pas sans rappeler les techniques de Méliès. Dans le réel ou dans le virtuel, le créateur reste un magicien aux multiples tours de passe-passe, un artiste qui nourrit et est nourri par l’imaginaire qui l’entoure, afin de nous rappeler que la créativité en demeure, comme le polygone ou le Lego, l’unité de base.
Réalisé par Steven Spielberg, avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, Ben Mendelsohn…
Sortie le 28 mars 2018.