[Cannes 2018] “Leto” de Kirill Serebrennikov

Par Boustoune

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le rock’n roll a aussi existé en U.R.S.S., en pleine guerre froide! Pas seulement le rock anglais ou américain, dont les albums des groupes emblématiques étaient vendus sous le manteau au marché noir. On trouvait aussi des groupes locaux, officiellement estampillés “rock soviétique” et agréés par les autorités.

Bon évidemment, les textes devaient être validés par la censure et porter des messages positifs plutôt que des discours punks anarchistes. Les rockeurs ne pouvaient pas tout casser sur scène, ni abuser de substances illicites dans les loges. Par ailleurs, l’ambiance lors des concerts était atypique, le public devant rester sagement assis, sans crier ni manifester une quelconque joie, sous peine de voir des gorilles du KGB les rappeler à l’ordre… Pas de briquets allumés, donc, ni de pancartes soulevées par des fans transies d’amour pour leur musicien favori, pas de pogos endiablés dans la fosse… S’il n’y avait pas, ça et là, quelques pieds pour battre la mesure, on aurait eu du mal à distinguer un concert rock d’un concert de musique classique…

Pourtant, l’esprit du rock’n roll était bien là, incarné par deux musiciens forcément maudits, comme toutes les stars de légende. D’un côté, Mike Naumenko (Roman Bilyk), surnommé le “Bob Dylan de Leningrad”, fondateur du groupe underground Zoopark. Cheveux longs, blouson en cuir et lunettes noires constamment vissées sur le nez, une connaissance parfaite du rock US et anglais, et une sensibilité à fleur de peau. De l’autre, Viktor Tsoï (Teo Yoo), auteur/compositeur et interprète du groupe Kino. Gueule d’ange, voix de velours et un talent certain pour écrire des tubes musicaux, puisant ses influences aussi bien dans le rock pur et dur que dans la pop des années 1970… Deux amis proches, qui se sont soutenus mutuellement et se sont accompagnés jusqu’au sommet, avant de mourir jeunes tous les deux, juste après la chute du Mur de Berlin.

Naumenko pressentait que la carrière de son ami, comme la sienne, serait fugace. Dans cette Russie soviétique, il leur était impossible de vivre uniquement de leur art, et ils finiraient forcément par se laisser rattraper par les responsabilités de l’âge adulte, le besoin de travailler pour gagner sa vie, quitte à s’user la santé à l’usine, ou, au contraire, les problèmes d’alcool et de dépression. C’est pour cela qu’ils vivaient perpétuellement dans l’urgence, l’émulation collective. Ils savaient que le rock’n roll est la musique de la jeunesse, de l’été (“Leto”). Une parenthèse enchantée de l’existence, dont il fallait profiter pleinement, à chaque instant.
Kirill Serebrennikov filme les réunions et les concerts de ces jeunes musiciens de Leningrad, leurs escapades estivales en bord de mer, où ils peuvent enfin se lâcher, loin de la censure et du chaperonnage de l’état. Il retranscrit bien l’énergie créatrice qui parcourait cette communauté artistique. Et, même si cela n’est jamais clairement évoqué dans le film, le cinéaste essaie aussi de dépeindre leur volonté de faire bouger les choses, de combattre à leur manière le totalitarisme. Le message passe essentiellement par des partis-pris de mise en scène forts, comme le choix du Noir & Blanc pour symboliser le côté rétrograde et déprimant de la Russie Soviétique des années 1980 ou l’accumulation d’éléments picturaux évoquant un enfermement, un environnement quotidien oppressant.

Pour autant, le film se veut résolument optimiste. Ce n’est ni un biopic pesant comme peut l’être, par exemple, le Dovlatov d’Alexeï Guerman Jr, qui décrit aussi les réunions d’un cercle artistique, à la même période, ni un drame passionnel, comme le laisse supposer la mise en place d’un triangle amoureux entre Mike, Viktor et leur muse commune, Natacha (Irina Starshenbaum), la femme de Mike. Cette trame narrative ne sert qu’à démontrer que ces chanteurs mettaient leurs égos de côté au profit de l’émulation artistique et du concept de liberté individuelle, placé au-dessus de tout.

Cette liberté se retrouve dans la musique bien sûr, que ce soit dans les créations des jeunes compositeurs russes ou les reprises de tubes américains de l’époque. Elle passe aussi dans le traitement de l’image, avec de régulières incursions dans la fantaisie dans le quotidien, sous forme de faux clips musicaux ou d’animation grattée directement sur pellicule.
Le mot “Liberté” prend un sens tout particulier pour le réalisateur du film, Kirill Serebrennikov, dont le siège est resté vide à Cannes, lors de la projection officielle. Et pour cause : il a été arrêté pendant le tournage de Leto et assigné à résidence dans l’attente de son procès. Officiellement, la justice russe l’accuse de détournement de fonds publics au profit de sa troupe de théâtre moscovite. Officieusement, le cinéaste paierait ses choix artistiques jugés trop avant-gardistes et son opposition à Vladimir Poutine…

Dès lors, difficile de ne pas voir en Leto, évocation de l’émergence d’un mouvement artistique bouillonnant et contestataire sous un régime totalitaire, une portée politique beaucoup plus contemporaine. On se dit que ce très beau film, plein d’audace et d’inventivité, porté par des choix artistiques forts et une direction d’acteurs impeccable, ferait une belle Palme d’Or…