Pas pour le palmarès, puisque globalement, le niveau de la compétition était bon, à défaut d’être exceptionnel, et que l’on faisait confiance au jury de Cate Blanchett pour primer des films dignes d’intérêt. Pas pour la sécurité non plus, puisque le personnel du Palais des Festivals s’est montré plutôt efficace, malgré quelques excès de zèle, parfois, à traquer les biscuits au C4 et les bouteilles d’eau minérale molotov, sans parler de ces objets étranges appelés parapluies, qui ne servent heureusement qu’une fois ou deux par festival…
Non, on craignait que l’apocalypse s’abatte sur le tapis rouge à cause du film de clôture, réputé maudit : L’Homme qui tua Don Quichotte.
Parce que, quand même, s’il y a bien un cinéaste qui a eu la poisse, c’est bien Terry Gilliam. Trente ans! Il amis trente ans à mener à bien ce projet d’adaptation du roman de Cervantès! Tel Don Quichotte se battant contre les moulins à vent, le génie américain a dû surmonter des embûches hors normes, des imprévus incroyables, lutter contre la fatalité, les catastrophes climatiques et surtout contre les financiers véreux et autres géants des assurances. A chaque fois qu’il semblait toucher au but et être en mesure de boucler les aventures cinématographiques du chevalier errant castillan, de nouvelles difficultés surgissaient, tout aussi ubuesques…
On se rappelle du fiasco de la première tentative de tournage, en 2000 : problèmes de production, passage intempestif d’avions de chasse américain au-dessus du lieu de tournage choisi, en Espagne, pluies diluviennes exceptionnelles ruinant totalement le décor, hernie discale empêchant Jean Rochefort, qui devait incarner Don Quichotte, de monter à cheval, litiges avec les assurances… Tout cela a été rapporté dans Lost in La Mancha, le documentaire de Keith Fulton et Louis Pepe.
En 2009, le cinéaste américain a essayé de reprendre le projet avec Robert Duvall et Ewan McGregor dans les rôles principaux, mais il n’a pas réussi à finaliser le montage financier.
En 2014, c’est John Hurt qui devait incarner Don Quichotte, avant que l’acteur ne doive se retirer, victime d’un cancer au pancréas.
Obstiné, Terry Gilliam a fini par réaliser son rêve, non sans mal. Il a réussi à boucler le tournage en juin 2017 et attendait de pouvoir le présenter à ce 71ème Festival de Cannes. Mais là encore, tout n’a pas été simple, loin de là! C’était compter sans Paulo Branco,en litige avec le cinéaste concernant les droits du film. Le producteur portugais a tout fait pour interdire la projection cannoise, qu’il jugeait illégale. Il a fallu attendre le 9 mai, alors que le festival avait déjà débuté, pour que la projection soit maintenue, après décision de justice. Mais Branco a continué l’offensive, tel le Chevalier Noir de Sacré Graal, continuant de porter ses coups sur le terrain médiatico-judiciaire. Conférence de presse pleine d’amertume et de haine dans les coulisses de Cannes, appel de la décision du tribunal et tentative, à défaut, d’interdire la sortie du film en France. En vain, heureusement… Euh : “Match nul?”
On a aussi craint le pire pour Terry Gilliam lui-même, victime d’un petit AVC quinze jours avant la projection, sans doute suite aux tracas causés par ce branquignol de producteur aigri. Mais le cinéaste s’est remis et était bien présent sur la Croisette, prêt à célébrer sa victoire sur le sort.
Pour autant, on ne pouvait s’empêcher d’avoir une petite appréhension avant la cérémonie. Terry Gilliam allait-il pouvoir survivre à l’émotion de la montée des marches? Allait-il se prendre sur le museau un écureuil volant ou un putois, comme le héros de Under the Silver Lake? Choper la lèpre, le SIDA? Disparaître brusquement, comme par magie? Etre victime d’un tueur en série ou d’un coup de blaster perdu? Le cortège allait-il être stoppé par des syndicalistes en grève? Par une brute épaisses ou des Filles du soleil? L’os lancé par les primates de 2001 et transformé en vaisseau spatial allait-il retomber dans l’atmosphère et faire exploser le Palais? Paulo Branco, ivre de rage, allait-il s’immoler par le feu sur les Marches ou sur la scène du Grand Théâtre Lumière?
Ouf, rien de tout cela n’a eu lieu, heureusement! Et il ne nous est rien arrivé non plus. Nous avions prévu le coup, en assistant, non pas à la cérémonie officielle, mais à la retransmission en direct dans la salle voisine, le Théâtre Debussy. Mais le lieu a quand même failli être pris d’assaut à cause d’un début d’émeute. Quelle drôle d’idée de n’autoriser que la presse à entrer dans la salle, alors qu’elle était aux trois quarts vide! Des centaines d’accrédités professionnels dépourvus d’invitations attendaient dehors la possibilité de finir le festival en beauté. Il y avait certainement moyen de leur donner satisfaction… C’est bien beau de rendre hommage aux “enfants du Paradis” à l’ouverture mais de les laisser en plan au pied du tapis à la clôture…
Même panique quand sont arrivées les images de la retransmission, sans son, d’abord, puis sans images, ou des bribes d’images. “C’est Godard au montage?” a crié un journaliste, non sans humour…
Non, mais c’était encore Edouard Baer aux manettes, et en roue libre, galvanisé par sa performance d’ouverture réussie. La cérémonie promettait de déraper d’un instant à l’autre.
L’animateur, pour rappeler que le festival est aussi constitué de sections parallèles, cite le nom du cinéaste ayant remporté le Prix Un Certain Regard, Ali Abbasi et, ne le voyant pas, ironise sur son absence “Ca commence bien, si les cinéastes ne sont pas là…”. Sauf que le cinéaste en question, bien présent, a cru qu’on l’appelait sur scène… Premier malaise.
Mais les sueurs froides ont commencé à perler avec la présence sur scène d’Asia Argento pour la remise du prix d’interprétation féminine, exceptionnellement placé en début de cérémonie. Visiblement, l’actrice italienne était remontée, prête à tout casser au bazooka : “En 1997, ici à Cannes, j’ai été violée par Harvey Weinstein. Le festival était son terrain de chasse. Certains d’entre vous le savaient et n’ont rien dit (…) Je fais la prédiction qu’Harvey Weinstein ne sera plus le bienvenu à Cannes (…) Et parmi vous, dans le public il y a ceux que l’on devrait pointer du doigt à cause de leur comportement envers les femmes, un comportement indigne de cette industrie, de n’importe quelle industrie. Vous savez qui vous êtes. Plus important encore, nous, nous savons qui vous êtes, et nous n’allons pas vous permettre de vivre dans l’impunité”. #Balancetagrenade #punchline
Le discours a fait l’effet d’une bombe sur l’assemblée, mais cela n’a pas empêché les prix d’être remis. On a encore cru à un potentiel chaos avec la venue de Roberto Begnini sur la scène, pour remettre le prix d’interprétation masculin. Evidemment, le trublion italien a fait le show : “Je suis plein de joie comme une pastèque!” #punchline2. Son compatriote primé, Marcello Fonte a fait preuve de plus de modestie, à tel point qu’il refusait de recevoir son prix. Baer :“Il faut qu’il le prenne, hein… Enfin, moi, je l’aurais pris!” #punchline3.
Grand moment aussi, que la remise d’une Palme d’Or spécial à Jean-Luc Godard pour son Livre d’image. Evidemment, le cinéaste suisse ne s’est pas plus déplacé pour recevoir son prix que pour la projection de son film. C’est sa productrice Mitra Farahani qui est montée sur scène à sa place, flanquée d’un acolyte silencieux. “Comme les rois mages, nous lui apporterons ce prix” a-t-elle dit en préambule de son discours. Baer, en forme : “Ca lui fera plaisir. La référence à Jésus, sans doute moins…” #punchline4. Mitra Farahani remercie ensuite tous les producteurs ayant travaillé avec Godard et permis à son génie de s’exprimer. “Que des millionnaires!”, balance l’animateur, avant de s’intéresser à la potiche mâle accompagnant la productrice :”C’est qui ce gars avec vous? Il a l’air louche… C’est bon, vous pouvez quitter la scène et aller en prison…”. Damned, s’agissait-il de Paulo Branco après rasage de moustache?!? En tout cas #punchlines5et6
En matière de petites phrase, Nadine Labaki se débrouille bien aussi. Après avoir reçu le Prix du jury pour Capharnaüm, la cinéaste libanaise a rappelé que “L’enfance mal-aimée est la base du Mal sur la planète”, appelant à aider à la scolarisation des enfants dans les quartiers les plus pauvres, puis elle a lancé un message à la communauté internationale “Merci à mon pays qui, bien que n’ayant pas les moyens de faire vivre sa propre population, a été le pays qui a recueilli le plus de migrants dans le monde!” #punchlines7et8.
Plus calme, Hirokazu Kore-Eda a reçu sa Palme d’Or avec beaucoup d’humilité. On est heureux pour lui, d’autant que son film, Une affaire de famille est très abouti. on est également heureux de voir le cinéma d’Asie du sud-est, particulièrement inspiré, être ainsi primé sur la Croisette.
Evidemment, le palmarès, comme toujours, fait des frustrés. Rien pour Serebrennikov, Brizé, Lee Chang-dong ou David Robert Mitchell. Mais cela n’ pas empêché tout le monde de faire la fête en haut des marches et de danser sur la musique de Sting.
La projection de L’Homme qui tua Don Quichotte s’est également déroulée sans encombres. Pas de cinéma en flammes, d’écroulement du balcon, de raz-de-marée ou d’attaque de dinosaure radioactif! La malédiction a été définitivement levée!
Et le film dans tout cela? Un film bordélique, aussi chaotique que son tournage, mais qui résume assez bien, finalement, les affres de la création et la façon dont les oeuvres finissent par échapper au contrôle de leurs auteurs. Ce n’est pas le meilleur film de Terry Gilliam, certes, mais c’est un un long-métrage plaisant, plein de fantaisie. Surtout, c’est un film qui a fini par se faire au courage et on est heureux que le cinéaste ait enfin pu le présenter au public, après toutes ces années de galère!
Voilà, c’est la fin de ces chroniques cannoises. Merci de nous avoir suivis et à l’année prochaine, on l’espère, pour de nouvelles aventures sur la Croisette!