Lazzaro (Adriano Tardiolo) est ce qu’on pourrait appeler l’idiot du village. A L’Inviolata, sa gentillesse et sa force physique sont régulièrement exploitées par les habitants, qui lui font accomplir toutes les tâches les plus ardues et les plus ingrates. Pourtant, il n’est pas forcément plus idiot que les autres villageois, qui, eux, se font complètement exploiter par la Marquise Alfonsina De Luna (Nicoletta Braschi). Profitant de l’isolement de la région et de l’inculture des paysans, elle les fait travailler sur ses terres presque comme des esclaves, en échange du gîte – des bicoques vétustes où ils vivent entassés à dix ou quinze – et le couvert – de maigres provisions qui font office de salaire, en échange du tabac récolté à la main par ces pauvres gens.
Une site d’incidents va finalement révéler la supercherie et mettre un terme à cet esclavage moderne.
Il est assez difficile de dater l’époque à laquelle se déroule la première moitié du film. Vu les conditions de vie précaires de ces paysans, qui ont à peine l’électricité et l’eau courante, on pense aux années 1950, celles des derniers feux du néoréalisme, de Umberto D., de Miracle à Milan, ou aux années 1970, celles d’Affreux, sales et méchants. Mais on est plus probablement dans les années 1980, après l’abolition des accords de métayage italiens. La seconde partie, en revanche, est assurément contemporaine, même si les conditions de vie dans lesquelles vivent les anciens paysans de L’Inviolata sont toujours aussi précaires. Même leurs anciens bourreaux vivent dans la misère, à leur tour exploités par une nouvelle forme de pouvoir, les banquiers.
Pauvre Lazzaro qui ne se réveille, tel le Lazare biblique, que pour constater les mêmes peines et les mêmes souffrances, et, en prime, un rejet de la différence, de la bonté et de la beauté…
Alice Rohrwacher signe une fable sociale corrosive sur la nature humaine, la soif de pouvoir et la cupidité. Elle se place du côté des petites gens, des marginaux qui essaient de subsister avec trois fois rien, loin du regard des riches, cloîtrés dans leurs tours de verre et d’acier, mais proche de celui, méprisant, des classes moyennes, qui ont peur de se retrouver prochainement dans cette situation.
Elle retrouve ainsi l’ADN du grand cinéma italien, des chefs d’oeuvres de De Sica, Rosselini, Visconti ou des premiers Fellini.
Mais en ajoutant une dimension mystique au récit, la cinéaste perd un peu en intensité ce qu’elle gagne en poésie. Le choix d’articuler le récit autour de l’amitié “fraternelle” entre Lazzaro et le fils de la marquise, Tancredi, n’est pas non plus une très bonne idée, car elle relègue au second plan des personnages sans doute plus intéressants et plus à même de servir le propos du film.
Ceci n’altère heureusement pas la puissance globale de l’oeuvre. Heureux comme Lazzaro est une très belle surprise de ce cru cannois 2018. Il confirme en tout cas le talent d’Alice Rohrwacher, qui en trois films, même imparfaits, a réussi à se créer un univers singulier, entre réalisme cru et douceur poétique.