CANNES 2018 : Retour critique : CAPHARNAÜM et LES FILLES DU SOLEIL

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Deux films infâmes, une même démarche : retour sur les deux propositions les plus agaçantes de cette sélection cannoise, et sur leur différence de traitement.

Chaque année, Cannes voit sa sélection entachée d’une véritable purge, d’un film suffisamment mauvais pour modérer l’avis que l’on a développé sur d’autres métrages. De l’avis général, ce titre est revenu en 2018 aux Filles du soleil, nanar humanitaire d’Eva Husson qui n’est pas sans rappeler le génialement nul The Last Face de Sean Penn, présenté il y a deux ans. Il faut dire qu’avec son regard sur un bataillon de combattantes kurdes face à l’État islamique digne d’une pub pour une ONG anti-guerre, la puanteur de la démarche pique le nez en seulement quelques minutes. La réalisatrice décide alors de centrer son récit sur le bonne petite blanche européenne venue observer les « autochtones », parce que le spectateur français est sûrement trop stupide pour accepter d’être immergé dans une telle histoire sans un intermédiaire rassurant, pensé pour poser une morale binaire sur un contexte bien plus complexe. Ce personnage, prenant les traits d’une reporter de guerre jouée par une Emmanuelle Bercot borgne (si si !) n’est pas seulement l’une des propositions les plus ridicules du Festival ; il est révélateur de l’incapacité d’Eva Husson à créer un vrai point de vue de mise en scène, se contentant d’une mise en abyme égotique de son rôle de cinéaste concernée.

Pour autant, Cannes nous a déjà habitué à ce genre de posture mégalo et bêtement bien-pensante, et cette année, Les Filles du soleil n’a pas été le seul à tomber dans ces travers, particulièrement si on le compare au cas de l’un des chouchous de cette soixante-et-onzième édition : Capharnaüm, de Nadine Labaki. Il est alors surprenant de constater la différence de traitement entre deux propositions quasi-similaires, menant la première à un lynchage collectif quand la seconde s’en sort avec les honneurs, et même avec un Prix du Jury. Peut-être cela est-il dû à l’acharnement de ses auteurs. D’un côté, Les Filles du soleil souffre clairement de ses incertitudes, de son hésitation perpétuelle entre naturalisme documentaire et fiction à la progression évidente et aux effets de style balourds (flash-backs désincarnés et autres ralentis pour marquer le suspense), qui le plongent régulièrement dans un grotesque fendard. Il suffit de voir comment la scène de présentation du personnage d’Emmanuelle Bercot force un didactisme risible, nous montrant bien que son héroïsme lui a fait perdre un œil, son mari et la possibilité de voir ses enfants, menu maxi best-of décomplexé pour faire pleurer les indignés de festival. Mais l’ensemble se révèle par instants plus timoré, moins assumé, contrairement au film de Nadine Labaki, qui de son côté bourrine sans vergogne la carte du réalisme crasseux, jetant sa caméra analphabète au cœur de situations plus ou moins improvisées dans les bidonvilles de Beyrouth, pour ensuite les monter à la serpe.

C’est aussi pour cette raison que le long-métrage est encore plus exaspérant que le nanar inoffensif d’Eva Husson, car il est mû d’une prétention écœurante, dissimulée sous un cahier des charges idéal pour une sélection cannoise (on suit un enfant et son regard désenchanté sur la misère de son quotidien, l’amenant vers des péripéties évoquant l’immigration, le mariage forcé, la maltraitance parentale et même le trafic humain – on n’est pas loin du tiercé quinté plus !). Dénué de toute velléité narrative ou tout simplement de mesure, Capharnaüm confond un film avec un tract politique, ne s’interrogeant jamais sur la fait qu’une caméra pose un point de vue, et surtout qu’une maîtrise du langage cinématographique peut amener ce point de vue à être nuancé. Désireux d’illustrer l’étendue d’un monde chaotique, le métrage se révèle tellement aimanté au corps de son protagoniste qu’il est incapable de suggérer un quelconque hors-champ dépassant le bout du nez de cet enfant érigé en martyr. Le cinéma est un art en trois dimensions, mais Nadine Labaki se contente des deux premières, comme si son sujet était un cube dont elle ne filme qu’une seule face. De la même manière que Les Filles du soleil, le long-métrage préfère s’équiper d’œillères pour s’assurer une binarité facile, plutôt que de se poser de vraies questions. Il s’agit pourtant du rôle premier que devrait se donner un film militant, s’ouvrant au regard d’autrui pour perturber nos présupposés, plutôt que de caresser ses derniers dans le sens du poil. Bien entendu, on ne va pas demander à Eva Husson de justifier les actions de Daesh, mais se contenter d’appeler ses antagonistes les « extrémistes » et les dénuer de toute motivation fait penser à la moralité d’un épisode de Oui-Oui.

Ces cinéastes piègent leurs propres images dans un cadre fermé, qu’elles agrémentent d’une dimension larmoyante faisant immédiatement culpabiliser celui qui y serait insensible. La rigidité de ce point de vue est d’ailleurs plus ou moins conscientisée dans les deux cas, puisque les réalisatrices se voient contraintes de se mettre en scène pour affirmer leur légitimité (on a déjà évoqué la journaliste de guerre des Filles du soleil, mais Capharnaüm va encore plus loin grâce à Nadine Labaki qui joue elle-même le rôle de l’avocate du jeune héros lorsque celui-ci se retrouve au tribunal). Les voilà transformées en protectrices des opprimés, en porte-paroles de pacotille persuadées de nous apprendre la vie alors qu’elles enchaînent les lapalissades dignes d’un discours de Miss France.

Par ailleurs, l’aveu d’échec définitif des deux métrages se traduit par leur pirouette finale pour pallier à leur absence de mise en scène : une voix-off explicative envahissant les dernières minutes (voire même le générique dans le cas des Filles du soleil), telle une conclusion de dissertation à l’attention d’un public sans doute trop bête pour assimiler toute la subtilité du propos. Et même lors de ces ultimes instants, aucune remise en cause n’est possible. Tout n’est qu’assertion et vérité générale, là où des artistes honnêtes auraient privilégié une ouverture. On dit toujours que la question est plus intéressante que la réponse, mais Eva Husson et Nadine Labaki semblent ne pas accepter cette réalité. Et quand la seconde déploie une morale incontestable dans sa tirade finale (grosso modo, si vous n’êtes pas en mesure d’élever des enfants, n’en faites pas) pour ensuite s’exclamer à la remise de son prix qu’elle « ne sait pas quelle est la solution », c’est bien que, derrière l’engagement, aussi louable soit-il, il y a avant tout un problème de point de vue. Bref, un problème de cinéma.

Capharnaüm : réalisé par Nadine Labaki, avec Zain Al Rafeea, Yordanos Shiferaw… Sortie le 3 octobre 2018.

Les Filles du soleil : réalisé par Eva Husson, avec Goldshifteh Farahani, Emmanuelle Bercot… Sortie le 21 novembre 2018.