Le personnage central est une domestique, Cleo (Yalitza Aparicio), qui travaille au service d’un couple petit-bourgeois et de leurs cinq enfants. Quotidiennement, elle doit s’occuper des enfants, faire la cuisine, la vaisselle, épousseter les meubles, briquer la maison, et même ramasser les excréments du chien, qui a la fâcheuse manie de se soulager dans l’entrée de la maison. Les journées sont longues et les nuits sont courtes. Cleo a peu d’occasions de se divertir, et évidemment, la première fois qu’elle sort avec un garçon, celui-ci en profite pour la séduire et la mettre enceinte.
Au même moment, son employeur décide de quitter le domicile familial, officiellement pour “voyage d’affaire » au Québec et son épouse Sofia (Marina De Tavira) se retrouve complètement prise au dépourvu.
Les deux femmes partagent d’une certaine façon une situation similaire, à des niveaux sociaux différents. Elles ne peuvent plus compter sur les hommes pour les aider et doivent se serrer les coudes pour maintenir la cohésion de cette structure familiale en pleine déliquescence, pour le bien des enfants.
On peut choisir de n’envisager ce film que comme une chronique familiale “toute simple”, qui suit les tribulations de cette famille durant une année entière, entre 1970 et 1971, en même temps que la grossesse de Cleo et la prise de conscience inéluctable que le père ne reviendra pas. Comme les personnages sont attachants et que la mise en scène est, comme toujours chez le cinéaste, d’une élégance rare, on se laisse facilement porter par le récit, qui prend le temps de s’installer, à son rythme.
Mais, évidemment, le film propose beaucoup plus que cela. On voit bien, déjà, qu’il dissèque les rapports de classes et de sexe qui régissent la société mexicaine depuis des générations.
Cuaron montre déjà les ravages d’une société résolument patriarcale et machiste. Les femmes assurent les tâches quotidiennes, l’éducation des enfants, la cohésion du foyer tandis que les hommes, lâches et machos, fuient leurs responsabilités et les quittent à la première occasion. Le cinéaste s’intéresse aussi aux différentes strates sociales qui composent la société mexicaine. Aux côtés des villas bourgeoises ou des maisons de la Middle-class mexicaine, on trouve les annexes des domestiques mixtèques, issues des régions les plus pauvres du pays, et, à peine beaucoup plus loin des bidonvilles où s’entassent les plus miséreux. Et rien ne semble pouvoir changer cet ordre établi, d’autant plus quand le pouvoir en place, comme on le devine en filigrane, fait régner l’ordre en utilisant la manière forte.
A travers les différents tableaux qui composent cette chronique, Cuaron nous emmène dans différentes zones du Mexique, de la maison bourgeoise de Sofia jusqu’aux plages de Vera Cruz, en passant par les bidonvilles ou les villes de campagne. Il dépeint un pays à la fois idyllique et inquiétant, en proie à diverses menaces naturelles (tremblements de terre, raz-de-marée, orages de grêles…), dangers politiques (évoqué à travers le massacre de Corpus Christi à Nuevo Leon, où des milices payées par l’état ont mis un terme par la force à des manifestations étudiantes pacifiques) ou, plus généralement, à une impossibilité de quitter ce pays aux horizons bouchés.
La première scène donne le ton. Elle ne filme qu’un sol carrelé, en train d’être lavé par Cleo. La seule ouverture vers le monde extérieur est un reflet du ciel, dans lequel passe un avion, volant vers d’autres contrées, d’autres pays plus libres, plus égalitaires. Ce motif revient plusieurs fois au cours du film. Le reste du temps, le cinéaste verrouille le cadre. La composition des plans accumule les éléments symbolisant l’enfermement, l’aliénation ou l’oppression : grilles, portes fermées, têtes d’animaux empaillés, éléments étouffants.
Le seul moment où il relâche la pression, c’est quand la famille se retrouve quelques jours à la campagne. Là, Cleo retrouve un peu l’ambiance de son village, et se sent subitement plus à l’aise.
La nostalgie qu’éprouve Cléo por sa région natale, c’est un peu celle, également, qu’éprouve Cuaron pour le Mexique de son enfance, même s’il le regarde aujourd’hui avec un regard beaucoup plus critique.
Sans doute se retrouve-t-il beaucoup dans les petits garçons dont s’occupe Cleo, traversant cette époque avec l’insouciance de l’enfance mêlée à l’inquiétude de grandir et quitter le cocon familial. Il est né à peu près à la même époque qu’eux, au début des années 1960, et a probablement vécu dans une maison similaire, du moins dans le même milieu social.
Ce n’est pas un hasard si à un moment du film, on retrouve les gamins dans un cinéma de Mexico, fascinés par un film de science-fiction qui évoque… Gravity. Sans doute la génèse du film réside-t-elle là, dans ce souvenir d’enfance…
ROMA est donc une oeuvre multifacettes, offrant plusieurs niveaux de lecture, subtilement entrelacés. Cuaron y livre une oeuvre très personnelle, qui dresse le portrait d’une époque, d’un pays et de plusieurs personnages, montrant comment un climat et des évènements, historiques ou intimes, font grandir les êtres et les nourrissent.
Une fois de plus, le cinéaste signe un film brillant, parfaitement maîtrisé, qui nous offre des plans magnifiques et de belles émotions cinématographiques sur grand écran – car bien que produit par Netflix et destiné à la diffusion en pay per view, c’est bien sur grand écran qu’il donne son plein potentiel.
images : copyright Alfonso Cuaron – Netflix, fournies par la Biennale de Venise