NB : Cette réflexion est un prolongement de la réflexion 13, « Doit-on nécessairement aimer un chef-d’œuvre ». Par souci de clarté, nous vous renvoyons vers ce précédent article pour plus de compréhension.
Dans notre précédente réflexion cinématographique, nous nous étions penchés sur le problème de la notion de chef d’œuvre dans le cinéma et de sa tendance à biaiser les visionnages. Attaquons-nous aujourd’hui à une question de prolongement, en nous demandant comment autrui peut-il influencer notre culture cinématographique, mais également sur nos choix de visionnage au quotidien. Ce patrimoine personnel que nous élaborons au cours de notre existence semble reposer sur un système subjectif d’orientation culturelle, et cela nous amène à nous demander comment choisissons-nous les films que nous regardons ? Plus globalement même, comment construisons-nous notre cinéphilie ?
Tout d’abord, face à cette question complexe, il convient de faire un premier abord étymologique. Sous le terme de cinéphilie, nous avons tendance à résumer deux notions de visionnage qui sont relativement différentes. On y trouve tout d’abord ce que l’on appelle la cinéphilie au sens propre du terme, qui décrit, d’un point de vue étymologique donc, un amour du cinéma. Si cela peut sembler flou, le terme désigne, depuis son apparition en France dans les années 1910/1920, une personne qui s’intéresse à toutes les composantes de l’art cinématographique, du simple au visionnage à la recherche d’informations complémentaires, en passant par l’analyse des œuvres vues. En proposant une ouverte analytique, les cinéphiles vont s’opposer aux technicistes, qui eux voient le cinéma comme une industrie-spectacle rassemblant une équipe, pour proposer des pistes d’interprétation et de relecture des œuvres, et donc venir appuyer le pendant artistique de la pratique. Or (on l’a dit plus haut), le terme de cinéphilie semble s’être élargi ces dernières années pour y inclure un dérivé consensus des cinéphiles et technicistes : la cinéphagie. Si le terme est plutôt péjoratif et fait référence à une addiction (le terme signifie littéralement « mangeur de cinéma »), il désigne principalement la consommation, à outrance presque, de produit filmique. Toute l’ambiguïté de la situation s’exprime ici, car les deux termes s’opposent dans le but. Quand le cinéphage regarde un film par pur plaisir de visionnage, le cinéphile cherche lui à puiser le maximum dans le support filmique pour ressortir derrière une analyse, singulière sur la forme de l’écriture comme sur ce site, ou collective dans des débats, public ou dans un cadre privé. Si bien évidemment aucune des deux pratiques est supérieure à l’autre, il en convient que la dimension du visionnage, le but qui nous pousse à passer environ deux heures de notre vie devant des images filmées n’est pas le même, et que cela influe inévitablement sur nos choix de visionnage. En effet, le cinéphile, dans son but analytique, cherchera, implicitement ou explicitement, à accorder son choix avec son objectif future : soit il décidera de visionner un film pour s’inscrire au sein de la communauté qui connaît l’œuvre (et est donc psychologiquement influencé vers autrui, mais nous reviendrons là-dessus plus tard), soit il voudra au contraire marquer une rupture avec celle-ci en proposant un contenu quelque peu subversif par rapport aux normes de visionnages établies dans son groupe social. Le cinéphage, quant à lui, cherche-lui la consommation d’œuvres filmiques ; l’influence est donc ici beaucoup plus implicite, sa passion étant beaucoup plus égocentré (le cinéphage vient assouvir son besoin pour lui-même, quand le cinéphile le fait en regard d’autrui). La communauté n’influence donc pas le cinéphage de manière frontale, puisque ce dernier est centré sur l’instant présent et non sur le futur de son action ; le cinéphage choisira donc son film en fonction des codes sociaux qui lui sont propres, et donc issu de son expérience et de son éducation, minimisant donc plus l’influence des autres. Aussi, une fois cette différence faite, force est de constater que tenter d’analyser l’influence sociale qui régit la cinéphilie (soit l’objectif premier de cet article) nécessite, pour rester concis, de mettre de côté la cinéphagie, car les deux ne reposent pas vraiment sur les mêmes ressorts sociaux et psychologiques, et que l’éclairage de la cinéphilie semble plus intéressant, tant la notion revient de manière de plus en plus usuelle depuis quelques temps.
Quand le cinéphage regarde un film par pur plaisir de visionnage, le cinéphile cherche lui à puiser le maximum dans le support filmique pour ressortir derrière une analyse, singulière ou collective.
Ce premier éclaircissement fait, il semble désormais intéressant de faire une courte analyse technique de la consommation de cinéma en France. Si nous prenons le top 30 du classement des meilleurs films de l’histoire selon les spectateurs du site Allociné, un des plus gros sites de cinéma en France, nous y trouvons 25 films américains, 2 films japonais, 1 film canadien, et seulement 2 films français, dont le premier, La Légende de Florian Hessique, ne se trouve qu’à la 22e place. De même, lorsque l’on regarde les 20 films qui ont fait le plus d’entrées en France en 2017, force est de constater que le cinéma américain écrase tout sur son passage avec 16 représentants, contre seulement 4 films issus de l’Hexagone. Un constat semble ici clair : la consommation française en matière de cinéma semble sérieusement tourner vers le pays de l’oncle Sam, au détriment de nombreuses œuvres. C’est bien là tout le nœud du problème : la cinéphilie ne devrait-elle pas être quelque chose d’objectif dans le choix, pour nous permettre de nous ouvrir au maximum de choses ? Si bien évidemment les cinéphiles ne représentent qu’une petite partie du public français, il n’en reste pas moins qu’un certain américanocentrisme se reflète au regard de ces chiffres. Même si nous sommes le plus ouvert d’esprit possible, force est de constater que nos choix de visionnage s’orientent soit vers l’outre-Atlantique (majoritairement), soit vers les productions de notre pays (parfois), ce qui réduit à coup sûr l’étendue des possibilités en matière d’œuvres cinématographiques. Pourquoi nous orientons-nous alors autant vers le cinéma américain ? Il est inscrit culturellement en France, depuis le sortir de la Seconde Guerre Mondiale, un certain soft power des USA, que se soit en matière d’habitudes de vie ou en matière de culture. Ce soft power s’est insufflé, pour au moins les deux dernières générations, dans nos mœurs au point de nous faire penser que ce modèle américain est notre modèle natal. Si l’on se recentre sur le cinéma, force est de constater que ce soft power nous fait penser que voir un film américain dans nos contrées, quand la sortie d’une œuvre asiatique par exemple fais presque allure de ‘film événement’. Ajoutez à cela le certain désappointement du public cinéphile français envers les productions hexagonales d’envergure (même si, point positif, le retour en grâce du film de genre depuis un an et demi semble nous réconcilier quelque peu avec les productions françaises, et offre la possibilité à un public peu avide de recherches approfondies un autre point de vue quant aux possibilités du talent français), et le constat est implacable : le public français reste désormais centrer sur des œuvres américaines, offrant les quelques trous parasites qui subsistent dans nos calendriers de visionnage à des œuvres le plus souvent européennes et asiatiques. Quid des films africains, sud-américains ou bien encore orientaux ? L’américanocentrisme qui assaille notre culture offre une réelle perte d’offre, et remet totalement en question la volonté d’ouverture d’esprit qu’offre initialement la cinéphilie. Notre construction, au lieu d’être archaïque, se révèle relativement biaisé par le modèle culturel dans lequel nous vivons (sans pour autant l’avoir choisi). Mais sommes-nous prisonniers de ce modèle américanocentré ? Sommes-nous véritablement maître de notre cinéphilie ?
En découvrant une œuvre proche de notre mode de pensée, il y a donc plus de chance que celui suscite en-nous une émotion, capte notre attention et nous reste en mémoire.
Si cette question peut sembler refléter un certain défaitisme, il n’en reste pas moins qu’elle nous amène à une remise en question intéressante. Pourquoi choisissons-nous de regarder un film ? Car par un détail, une bande-annonce, un synopsis, une image, ce dernier a retenu notre attention et a déclenché en nous l’envie de visionnage. En effet, la stimulation de notre cortex orbito-frontal, notamment par les nombreux images promotionnelles (diffusées le plus souvent par des grosses entreprises américaines sur nos réseaux sociaux, encore un argument en faveur de l’américanocentrisme), modifie grandement nos envies. Pourquoi cette zone du cerveau ? De nombreuses études ont démontré que le cortex orbito-frontal, située juste derrière notre front, s’occupe de trois domaines très importants : les fonctions dites intellectuelles (comme l’apprentissage, la mémoire, ou bien encore l’attention), les émotions et le comportement social. Or, ce cortex grandit principalement avant l’adolescence, à un âge où nous sommes influencés par le modèle culturel dans lequel nous vivons. Nous avons donc créé un nombre conséquent de connexions neurologiques à partir d’un prisme social, et évidemment, lorsque nous stimulons à l’âge adulte notre cerveau dans nos comportements sociaux, nous mettrons au mieux nos neurones lorsque les stimuli que nous recevons sont proches de ce modèle, le cortex préfrontal modulant notre comportement en fonction de nos expériences passées et présentes. C’est donc une zone fortement influencée par notre éducation, et c’est aussi dans ce cortex que l’on trouve les principales composantes intellectuelles dont nous usons dans nos activités cinéphiles : mémoire, attention, émotions et comportement social. En découvrant une œuvre proche de notre mode de pensée, il y a donc plus de chance que celui suscite en-nous une émotion, capte notre attention et nous reste en mémoire (bien évidemment, ceci n’est que la partie biologique : l’émotion ou le souvenir peuvent être positif, neutre ou négatif). Quid du comportement social alors ? Plus que dans la neurologie, la réponse semble se trouver dans la psychologie sociale. Dès 1954, le psychosociologue américain Leon Festinger a développé sa théorie de la comparaison sociale, dans laquelle il étudie les relations que nous pouvons avoir aux autres. Pour Festinger, nous n’avons pas toujours les moyens objectifs pour nous apprécier, aussi mettons-nous en place le processus de comparaison sociale afin d’arriver à une situation d’équilibre. La comparaison va alors s’exprimer avec la ‘réalité sociale’, soit le consensus ; c’est pour cela que nous avons tendance à nous diriger vers ce que les autres qualifient de chef d’œuvre (comme nous l’avons abordé dans notre précédente réflexion). Ainsi, pour Festinger, nous sommes capables d’accorder du crédit à notre opinion que si cette dernière est partagée : c’est le phénomène d’ajustement social. Ce phénomène fut décrié 30 ans plus tard par Jean-Paul Codol, en énonçant le concept de conformité supérieure de soi : si nous tendons naturellement à nous ajuster sur les autrui, nous cherchons aussi à nous différencier en surpassant autrui ; ainsi naquit le concept psychologique de l’effet PIP (Primer Inter Pares). C’est dans ce concept que s’exprime la volonté qui anime les cinéphiles ; d’abord débutant, nous cherchons à nous construire une base solide, à partir le plus souvent d’œuvres considérées comme classique, afin de gagner en légitimité dans les échanges, afin dans un deuxième de fouiner un peu plus pour découvrir des œuvres plus obscures ; c’est alors l’idée de surpasser autrui, et ainsi de ne plus être receveur de savoir mais bien donneur. C’est ici même que nous pouvons venir étendre notre problématique : quel cinéphile voulons-nous être ? Un receveur, grandissant dans notre coin pour ensuite venir transmettre notre amour du septième art tout en nous enrichissant de l’avis des autres pour avancer, ou bien voulons-nous être les spéléologues de la grande toile, dénichant sans cesse des œuvres oubliés et transmettre cette passion au plus et faire revenir dans la lumière un film tapis dans l’ombre ?
C’est justement là toute la beauté de la chose. Il n’existe pas une cinéphilie absolue, mais autant de cinéphilies qu’il y a de cinéphiles.
C’est justement là toute la beauté de la chose. Il n’existe pas une cinéphilie absolue, mais autant de cinéphilies qu’il y a de cinéphiles. Le cinéma, en tant qu’expérience sensorielle, vient naturellement se confronter à notre prisme culturel (aussi biaisé soit-il), à nos expériences passées et également notre patrimoine génétique et biologique. C’est justement ici que quelque chose trop souvent oublié, moi le premier, se met en valeur : aucune cinéphilie n’est supérieure à une autre, car cela n’a aucun sens de vouloir forcément se comparer. On ne peut imposer des normes objectives quant à cette question, et le respect d’autrui quant aux choix de visionnages est la base essentielle d’un échange enrichissant ensuite. Cet échange est d’ailleurs toujours source d’intérêt, tant il nous offre la chance d’élargir notre champ des possibles et avoir un panel le plus large possible pour agir au mieux suivant sa propre conscience. En conseillant autrui, nous pouvons leurs permettre de parfaire non seulement leurs connaissances cinématographiques, mais également leurs personnes. En écoutant autrui, on se laisse la chance de découvrir des œuvres que nous n’aurions pas remarqué sinon (que celui qui n’a jamais appris l’existence d’un film par le bouche-à-oreille me jette la première pierre). Finalement, comment construisons-nous notre cinéphilie ? On l’a construit en se rapportant à de bases : notre personnalité, mais également les échanges avec les autres. C’est par l’interaction entre les deux que nous arriverons à tirer le maximum de nous-mêmes et ainsi acquérir, non pas la meilleure cinéphilie absolue possible, mais bien celle qui nous satisfasse le plus et nous permettre d’assouvir de la meilleure des manières notre passion. Car face à la comparaison entre nous, n’oublions jamais une chose : nous sommes avant tout rassemblé par la même passion : celle d’un art aux 24 images par seconde.