Boiteux mais fascinant, le renouveau de la saga Predator par Shane Black se bat régulièrement avec la vision de son auteur. Mais ce dernier finit par l’emporter.
« – Welcome back ! – Fuck you, I never left ! » Cet échange entre deux personnages de The Predator ne reflète pas seulement la jouissance des dialogues du génial Shane Black. Le scénariste de L’Arme fatale et réalisateur de Kiss Kiss Bang Bang s’y connaît en come-backs, lui qui est passé en quelques années du statut de wonder-boy hollywoodien à paria, avant de revenir en force pour prouver à tous qu’ils avaient tort de l’ostraciser. Il y a donc, sans grande surprise, beaucoup de l’artiste dans les héros qui l’ont rendu célèbre, outsiders sortis d’un temps révolu, et refusant d’évoluer avec un monde qui les rejette. Plus généralement, le cinéma de Black fait partie des plus représentatifs des années 80 et 90, puisant dans les polars hard-boiled des générations précédentes et leur fuck you attitude, qu’il sait moderniser par son cynisme post-moderne, contaminant par là même ses protagonistes à la caractérisation franche.
Autant dire qu’à l’heure d’une industrie de plus en plus sclérosée par sa bien-pensance et sa démagogie, l’auteur fait figure d’espèce en voie d’extinction, mais continue étonnamment de faire son trou en combattant les exigences des studios, qu’il maquille avec malice pour mieux se les réapproprier. Dès lors, quand la Fox (désormais spécialisée dans sa reconversion de fossoyeur de ses grandes licences d’antan) planifie une nouvelle suite à la saga Predator, le créateur de The Nice Guys semble être la personne toute indiquée pour s’en charger, puisqu’il a tenu un second rôle dans le chef-d’œuvre de John McTiernan. Pourtant, depuis sa sortie, le long-métrage subit les foudres des critiques, alors que les astres donnaient l’impression de s’être alignés.
Pour ne pas tourner autour du pot, The Predator est un film malade, tellement jusqu’au-boutiste dans sa démarche libertaire qu’un holà de ses producteurs était inévitable. Ce tiraillement se ressent dès l’introduction extrêmement rapide et efficace, qui ne prend pas de pincettes pour réintégrer son univers. Une course-poursuite spatiale, un crash de vaisseau au beau milieu de la jungle pendant une opération militaire : tout se mêle de façon fluide pour ramener aux fans leurs sensations d’antan. Cependant, il suffit de ce simple contexte et de la présentation de notre héros du jour, Quinn McKenna (Boyd Holbrook) pour que le film déraille. Fuyant dès que possible un fan-service rassurant pour les producteurs, Black s’éloigne de son modèle pour éviter toute comparaison désavantageuse (il a sûrement retenu la leçon du pitoyable Predators). Pas de cache-cache dans la forêt, la créature préfère se révéler au personnage par le sang d’un soldat qui recouvre son camouflage. Badass et décomplexée, cette image marque à elle seule le postulat du métrage, qui redistribue avec plaisir ses cartes par l’acquisition du matériel alien par le protagoniste. Ne cherchez donc plus à comprendre l’origine de la gueulante poussée par les fans, elle est principalement due à cette désinvolture dans le traitement.
A vrai dire, les réactions épidermiques que provoque The Predator pourraient devenir un outil de sociologie fascinant pour analyser la tristesse de notre époque dans son rapport à la pop-culture. Comme cryogénisés, les symboles et êtres mythologiques doivent s’abstenir de toute évolution, demeurant dans un cocon réconfortant où ils finissent par devenir leur propre pâle copie. Silhouettes statiques ou moules à produits dérivés, la matérialisation de l’imaginaire n’est plus qu’un design vidé de son sens. A croire que la démarche de Shane Black répond parfaitement aux inquiétudes de Steven Spielberg sur Ready Player One. Chaque élément de la pop-culture devient une peau de serpent que chacun peut porter, sans même savoir ce qu’elle représente. Donc forcément, quand le réalisateur choisit d’innover en privant le monstre de ses attributs, cela a de quoi déstabiliser. Tout le principe du film est d’opter pour un effeuillage, déjà incompris à l’époque d’Iron Man 3, dans lequel Black creusait la psyché d’un Tony Stark réfugié à l’intérieur de ses armures, quitte à bouleverser certaines des figures inhérentes à sa mythologie pour y parvenir (le twist sur l’identité du Mandarin est toujours en travers de la gorge de certains). Les histoires ne sont pas écrites dans le marbre, mais comme pour le précédent blockbuster de son auteur (qui peut se targuer d’être l’un des meilleurs Marvel, justement parce qu’il évite de servir la soupe habituel de Kevin Feige), la réception de The Predator révèle une œuvre en décalage avec son époque, dont la générosité ne peut pardonner l’envie des aficionados de rester dans leur zone de confort, ce que les studios ont actuellement bien compris.
Dès lors, l’ensemble souffre nécessairement d’un rythme en dents de scie, dû au remontage visible de la Fox pour atténuer la dimension sarcastique d’un objet qui ne se prive de rien. La mise en scène de Black, moins inspirée qu’à l’accoutumée, en est la première victime, surtout lorsque le récit monte en parallèle différentes actions se déroulant au même moment. Jamais totalement galvanisant, le montage manque parfois de clarté, même si le cinéaste reste maître d’une spatialisation souvent riche. Difficile donc de ne pas être frustré par instants, notamment quand le film n’arrive pas à pousser plus loin sa logique. A contre-courant de toute la bien-pensance si contemporaine, The Predator s’assume comme un trip eighties bien vachard, quand bien même il se retrouve régulièrement stoppé dans son élan. Mais qu’il s’agisse de l’écologisme, du féminisme ou encore du rapport à la violence dans le cinéma de divertissement, Shane Black contrecarre avec plaisir les discours pré-mâchés tout en jouant de leur hypocrisie, mise en lumière par son sens du dialogue toujours savoureux.
Néanmoins, il serait malhonnête de n’y voir qu’une série B sans grande prétention. Au contraire, la note d’intention humble du long-métrage découle de l’intelligence de son auteur, qui s’est posé les bonnes questions pour reprendre les rênes d’une telle saga. Conscient qu’il est impossible de faire encore peur avec une créature connue du public depuis plus de trente ans, il s’est forcé de revenir à l’essence du film de 1987, à ce qui se cache derrière ce « one bad ugly motherfucker ». La troupe de mercenaires menée par Arnold Schwarzenegger n’est autre qu’un symbole reaganien hypertrophié, soudainement téléporté dans le mauvais métrage. Ce sont des personnages fiers et sûrs d’eux, post-modernes au point de supposer que leur diégèse les épargnera. Ce que représente le Predator, c’est la réalité de la guerre qui les rattrape. L’être imaginaire plongé dans un monde « réaliste » devient l’allégorie nécessaire que les héros refusent de voir, une horreur trop franche qui les fait plonger petit à petit dans la folie. Il faut se souvenir du dernier plan, où ce cher Arnold contemple, le regard vide, la jungle mortifère qu’il survole en hélicoptère, pour y percevoir une évocation d’un choc post-traumatique. Or, c’est bien l’angle d’attaque central de ce nouveau volet, qui envoie McKenna dans un bus de prisonniers militaires, l’entourant de misfits aux troubles divers (dont un merveilleux Thomas Jane atteint du syndrome de la Tourette) qui vont le soutenir dans sa quête. Tel un miroir au chef-d’œuvre de McTiernan, The Predator emploie le monstre comme déclencheur essentiel des plaies enfouies du passé. Outre les instants de comédie qu’il sait tirer de ces personnages, le cinéaste engendre de belles et simples émotions, sans avoir besoin – et c’est bien assez rare pour être souligné – de délivrer un discours prêchi-prêcha sur les marques que laisse une guerre. Sa créature mythologique lui suffit amplement, mais pas pour forcer son propre come-back : elle ramène les laissés-pour-compte dans la lumière, comme Shane Black l’a toujours aimé.
Réalisé par Shane Black, avec Boyd Holbrook, Olivia Munn, Trevante Rhodes…
Sortie le 17 octobre 2018.