Au gré du courant

Par Platinoch @Platinoch

Un grand merci à Carlotta pour m’avoir permis de découvrir et de chroniquer le blu-ray du film « Au gré du courant » de Mikio Naruse.

« Ici, même le chat est mieux traité que nous ! »

Le déclin de la maison de geishas de Tsutayako (Otsuta) à Tokyo : les filles s'en vont, les dettes s'accumulent... Envoyée par une agence de placement, Rika, qui a perdu mari et fils, parvient pourtant à y être embauchée comme bonne. Dévouée, discrète et polie, Rika, appelée désormais Oharu, gagne l'estime et l'affection des habitantes de la maison. Mais le bonheur d'une soirée musicale fêtant la réconciliation de Otsuta et de Someka, une des employées mécontentes, n'est qu'illusion. L'avenir de la maison tenue par Otsuta est, en réalité, compromise car Ohama, une de ses anciennes amies...

« La vie de geisha n’est fastueuse qu’en apparence »

Dans l’ombre de son collègue Ozu, Mikio Naruse aura su créer une œuvre marquée par son goût pour l’observation des rapports de classes, des relations sociales ainsi que les portraits de femmes. Réalisé en 1956 d’après un roman d’Aya Kanda, « Au gré du courant » est un peu tout cela à la fois, comme une synthèse des obsessions du cinéaste. Avec sa caméra discrète et son approche naturaliste, Naruse nous plonge ainsi dans le quotidien d’une petite maison de geishas du vieux Tokyo et de ses habitantes. Il y a d’abord Otsuta, une grande geisha sur le retour qui dirige cette maison. Elle y vit avec sa fille, Katsuyo, qui a renoncé à suivre la même carrière que sa mère et qui rêve désormais d’une vie « ordinaire ». Et puis, il y a les autres geishas employées par la maison : Someka la rebelle cynique et Nanako la naïve. Et puis enfin, il y a Rika, la nouvelle domestique fraichement arrivée, toujours dévouée et bienveillante, qui ne tardera pas à s’intégrer au sein de cette petite communauté exclusivement féminine.

« Je ne dépendrai bientôt plus des hommes... »

L’occasion pour le cinéaste de s’interroger sur la condition de la femme dans la société japonaise. Tantôt objet de plaisir et de distraction, tantôt dévolues aux tâches domestiques : la femme japonaise est de toute évidence en situation de soumission à l’homme. D’ailleurs, qu’il soit simple policier de faction ou un parent venu extorquer de l’argent, la présence de l’homme est toujours synonyme de menace extérieure et d’un don matériel pour éviter qu’il s’immisce dans les affaires de cette maison. Mais surtout, Naruse filme ici avec nostalgie une époque - en l’occurrence le vieux Japon traditionnel - qui touche à sa fin et qui brûle ses derniers feux. Le temps des maisons de geishas semble ainsi presque révolu et tandis que la caméra s’aventure de la rue, hors de la maison, les femmes en kimono se font désormais rares et semblent presque anachroniques. D’ailleurs, la jeune génération - symbolisée par Kastuyo - rêve de fonder un foyer « normal ». Occupé militairement par les Etats-Unis, le Japon est ainsi en ce milieu des années 50 en voie de modernisation et - presque - d’occidentalisation. Et alors que les geishas jouent un dernier morceau de shamisen, leur monde s’écroule peu à peu à leur insu pour laisser place à la société de consommation et de loisirs. En cela, le film est traversé d’une forme de mélancolie fugace. C’est un peu « La maison sur le port » que chantait Amalia Rodrigues mais avec toute la pudeur propre à la culture japonaise. Pour cette belle chronique élégiaque, Naruse s’offre le luxe de réunir devant sa caméra quelques-unes des plus grandes actrices nipponnes de cette époque, comme Isuzu Yamada (« Crépuscule à Tokyo », « Le château de l’araignée »), Kinuyo Tanaka (égérie des premiers Ozu et plus tard de Mizoguchi pour qui elle sera « Oharu, femme galante »), Haruko Sugimura (« Voyage à Tokyo », « Le goût du saké ») ou encore Hideko Takamine, qui sera la muse de Naruse jouant dans une quinzaine de ses films dont « Quand une femme monte l’escalier ». Rien que pour elles, cette belle chronique triste demeure à voir.  

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Le blu-ray : Le film est présenté en version restaurée dans un Master Haute-Définition, en version originale japonaise (1.0). Des sous-titres français sont également disponibles.

Côté bonus, le film est accompagné d’une préface de Pascal-Alex Vincent, cinéaste et enseignant, spécialiste du cinéma japonais et co-auteur du « Dictionnaire des acteurs et actrices japonais ».

Edité par Carlotta, « Au gré du courant » est disponible au sein du coffret de 5 films consacré au cinéaste Mikio Naruse, existant en DVD ainsi qu’en blu-ray, depuis le 21 novembre 2018.

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