Quatrième partie de notre article commencé ici :
LA STRUCTURE DU SCÉNARIO ET ARISTOTE
Le chapitre XI de La poétique d’Aristote introduit trois concepts fondamentaux :
CHAPITRE XI: Éléments de l’action complexe : péripétie, reconnaissance, événement pathétique.
I. La péripétie est un changement en sens contraire dans les faits qui s’accomplissent, comme nous l’avons dit précédemment (au chapitre VIII : De l’unité d’action), et nous ajouterons ici « selon la vraisemblance ou la nécessité. »
II. C’est ainsi que, dans Œdipe, un personnage vient avec la pensée de faire plaisir à Œdipe et de dissiper sa perplexité à l’endroit de sa mère ; puis, quand il lui a fait connaître qui il est, produit l’effet contraire. De même dans Lyncée, où un personnage est amené comme destiné à la mort, tandis que Danaüs survient comme devant le faire mourir, et où il arrive, par suite des événements accomplis, que celui-ci meurt et que l’autre est sauvé.
III. La reconnaissance, c’est, comme son nom l’indique, le passage de l’état d’ignorance à la connaissance, ou bien à un sentiment d’amitié ou de haine entre personnages désignés pour avoir du bonheur ou du malheur.
Dans la reconnaissance, nous pouvons aussi comprendre l’anagnorisis c’est-à-dire ce que la narratologie moderne a dénommé scène de reconnaissance.
Sommairement, il s’agit de découvrir une identité comme par exemple la reconnaissance d’Ulysse et de Télémaque. J’aime aussi ajouter la prise de conscience de soi-même, c’est-à-dire découvrir en soi une vérité qui a toujours existé mais dont nous étions encore aveugle manquant d’expérience ou de maturité pour s’en saisir.
IX. Il y a donc, à cet égard, deux parties dans la fable: la péripétie et la reconnaissance. Une troisième partie, c’est l’événement pathétique.
X. Quant à la péripétie et à la reconnaissance, nous en avons parlé. L’événement pathétique, c’est une action destructive ou douloureuse ; par exemple, les morts qui ont lieu manifestement, les souffrances, les blessures et toutes les autres choses de ce genre…
Cet événement pathétique est la chose la plus intense, la plus horrible qui se produit dans l’histoire. Habituellement, cet événement est le fait du héros ou le héros le subit.
Comprenons bien que l’usage du mot pathétique vise à donner à l’événement qu’il qualifie un pouvoir d’émouvoir le lecteur.
Par exemple, dans Rosemary’s Baby, cet événement choquant est l’insémination de Rosemary par Satan.
L’événement pathétique
CHAPITRE XIV: De l’événement pathétique dans la fable. – Pourquoi la plupart des sujets tragiques sont fournis par l’histoire.
VI. Voyons donc quelle sorte d’événements excitera la terreur ou la pitié.
VII. De telles actions seront nécessairement accomplies ou par des personnages amis entre eux, ou par des ennemis, ou par des indifférents.
VIII. Un ennemi qui tue son ennemi, ni par son action elle-même, ni à la veille de la commettre, ne fait rien paraître qui excite la pitié, à part l’effet produit par l’acte en lui-même. Il en est ainsi de personnages indifférents entre eux.
IX. Mais que les événements se passent entre personnes amies ; que, par exemple, un frère donne ou soit sur le point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa mère, ou qu’ils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu’il faut chercher.
Toute l’horreur et la pitié (horreur et pitié que nous désignons de nos jours par empathie et compassion envers un personnage) que nous ressentons pour la situation de Rosemary est le fait de Guy, son mari.
Gardez en mémoire que l’événement pathétique implique toujours le héros et habituellement quelque chose qu’on lui fait. Cet événement donne du poids à l’histoire, c’est-à-dire qu’il n’est pas futile et incite à la réflexion.
Il est une garantie de l’intérêt de votre histoire. Demandez à vos lecteurs bêta (ceux qui ne vous commentent pas seulement pour vous faire plaisir) quel est l’événement qui les a le plus marqué dans votre histoire pour vous assurer que vous avez bien maîtrisé votre événement pathétique.
L’événement pathétique peut se produire à n’importe quel moment de l’histoire (même avant le début de celle-ci).
L’importance de l’empathie
Nous répondons émotionnellement à une histoire lorsque nous pouvons établir un quelconque lien avec elle. Essentiellement, il s’agit de comprendre la situation dans laquelle se trouve le personnage principal (théoriquement, celui sur lequel l’empathie doit se poser).
Et en particulier, si ce lien émotionnel soulève des sentiments de pitié ou de terreur comme le dit Aristote :
II. Comme la composition d’une tragédie, pour que celle-ci soit des plus belles, ne doit pas être simple, mais complexe et susceptible d’imiter les choses qui excitent la terreur et la pitié (c’est là le caractère propre de ce genre d’imitation), il est évident, d’abord, qu’il ne faut pas que les gens de bien passent du bonheur au malheur (ce qui n’excite ni la pitié, ni la crainte, mais nous fait horreur) ; il ne faut pas, non plus, que les méchants passent du malheur au bonheur, ce qui est tout à fait éloigné de l’effet tragique, car il n’y a rien là de ce qu’elle exige : ni sentiments d’humanité, ni motif de pitié ou de terreur.
Il ne faut pas, par contre, que l’homme très pervers tombe du bonheur dans le malheur, car une telle situation donnerait cours aux sentiments d’humanité, mais non pas à la pitié, ni à la terreur. En effet, l’une surgit en présence d’un malheureux qui l’est injustement, l’autre, en présence d’un malheureux d’une condition semblable à la nôtre. Ce cas n’a donc rien qui fasse naître la pitié, ni la terreur.
CHAPITRE XIII: Des qualités de la fable par rapport aux personnes – Du dénouement.
II. La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature.
CHAPITRE VI: Définition de la tragédie. – Détermination des parties dont elle se compose. – Importance relative de ces parties.
Nous allons ressentir de l’empathie envers un personnage principal (et même chez certains d’entre nous un sentiment profond envers le héros) si nous prenons conscience qu’il ne mérite pas l’adversité qui l’accable.
Pourquoi l’empathie ?
Une des réponses possibles est que, comme les héros des fictions dramatiques, nous faisons nos propres choix et que ceux-ci sont la cause de nos malheurs. Il n’y a personne d’autre à blâmer que nous-mêmes.
Et personne d’autre nous a dit ce que nous avions à faire. Alors quand de mauvaises choses nous arrivent, c’est qu’elles sont le résultat de nos propres erreurs de jugement.
Mais nous sommes peut-être trop orgueilleux pour le reconnaître et ainsi, nous ressentons souvent que l’adversité qui s’abat sur nous n’est pas quelque chose que nous méritions.
A notre décharge, lorsque nous prenons des décisions, nous les jugeons bonnes parce qu’il n’existe aucun prophète suffisamment digne de confiance pour nous dire que nous faisons une erreur.
Quand nous observons un personnage de fiction suivre un rêve dont il ne sait pas encore qu’il est vain, que nous assistons aux efforts qu’il fait pour y parvenir, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir concerné lorsque la vanité de ses efforts devient une évidence.
Et nous jugeons aussi qu’il ne mérite pas cette misère morale dans laquelle l’a jeté la découverte de la terrible vérité.
Pour Aristote, lorsque la malchance (ou mésaventure, ou adversité) qui frappe un héros n’est pas méritée et de plus causée par lui-même, alors un sentiment de pitié et de terreur naît chez le lecteur envers ce personnage.
La condition semblable à la nôtre (censée créer en nous de la terreur par comparaison) dont parle Aristote n’est rien d’autre, qu’en tant qu’humains, nous nous compliquons inutilement la vie.
Et il insiste que l’homme très pervers qui tombe du bonheur dans le malheur manque totalement d’un aspect dramatique, et donc d’intérêt pour un auteur.
Ce dont parle Aristote est devenu de nos jours une faille majeure dans la personnalité du héros. Cette faille peut être aussi bien un vice qu’une vertu. Et c’est ce défaut majeur dans la personnalité du personnage principal qui est à l’origine de son erreur de jugement.
Dans Gladiateur, par exemple, c’est la fierté de Maximus qui lui interdit de se soumettre à Commode lorsque celui-ci s’empare du trône de son père. Et cela impactera la suite des événements. Notez que cette faille n’est intervenue qu’une fois et cela a suffi pour développer toute l’histoire.
Une seule erreur de jugement et c’est toute la vie de Maximus qui fut changée. C’est comme si Maximus s’était scellé son propre destin par cette simple décision de respecter ses convictions.
Et cette faille majeure n’interdit pas les fins heureuses si le héros parvient à surmonter les obstacles, à dépasser le défaut majeur de sa personnalité.
Le poids de l’adversité
Nous connaissons tous au quotidien des soucis mais très peu d’entre eux seront candidats à une fiction. Il faut qu’il y ait de l’ampleur. On ne peut se contenter d’une faible magnitude. Et il faut de l’intensité pour retenir l’attention du lecteur.
Cela renforcera d’autant plus l’empathie envers le personnage principal. En fait, le lecteur éprouve ce que ressent le personnage principal (ou tout autre personnage) sans se mettre personnellement en danger. Le lecteur participe sans risque.
Voici quelques thématiques qui peuvent donner du poids à l’adversité :
- La mort
- L’agression physique ou la maladie considérée comme dégénérative du corps (en fait, tout ce qui va à l’encontre du respect du corps humain)
- La vieillesse (et en particulier lorsqu’elle est mal vécue)
- La misère et l’exclusion sociales
- L’isolement et la solitude
- La laideur
(sous toutes ses formes : de la turpitude au terrorisme en passant par les violences familiales… La laideur se lit plus dans les images qu’elle n’est réellement vécue par la plupart d’entre nous. Est-ce que ces images existent pour nous inciter à réagir ou répondent-elles à une pulsion scopique ?) - L’impuissance à agir (par laquelle on peut aussi expliquer la lâcheté ou bien simplement subir. Je pense qu’on peut ajouter le harcèlement à cette catégorie)
- L’infirmité
- La déception
- La chance qui sourit toujours trop tard
- L’accumulation des échecs personnels
- Passer à côté de sa chance
Notez que ces thèmes emportent avec eux un certain consensus, une certaine universalité parce qu’ils sont partagés par le plus grand nombre.
Donc, le héros peut succomber ou bien surmonter l’adversité. Ce qui importe, c’est que celle-ci soit reconnue du lecteur autrement qu’une simple futilité qu’on pourrait évacuer d’un revers de la main. Toutes les scènes qui articulent l’histoire (d’autres scènes peuvent aider à la compréhension des personnalités des personnages sans pour autant faire avancer l’histoire) seront construites avec cette idée d’adversité.
Par exemple, Gladiator.
La famille de Maximus est assassinée. Il devient un esclave puis un gladiateur célèbre. Mais la célébrité comme gladiateur n’était pas la destinée que Maximus désirait.
Ce qu’il lui importait avant toute chose (et qui est probablement aussi la raison qui lui a fait refuser l’offre de Marc-Aurèle car dans le cas contraire, son opposition à Commode aurait été moins dramatique), c’était sa famille qu’il finit d’ailleurs par rejoindre.
Tous les événements qui se succéderont dans un rapport de cause à effet sont dus à cette erreur de jugement (ou bien faille majeure de la personnalité du personnage principal, ou bien aussi défaut mais ce dernier terme est plus trompeur parce que cette faiblesse dans laquelle s’engouffrera l’antagonisme peut être morale ou immorale, une vertu ou un vice).
De la manière dont a été introduit Commode, ne serait-ce qu’intuitivement, nous ressentons envers sa personne une sorte de malaise ou de méfiance. Quand Maximus décline son offre (c’est l’erreur de jugement), nous ne pouvons l’en blâmer et lorsque l’adversité (qui s’illustrera par autant d’obstacles) le frappera, la pitié et la terreur mentionnées par Aristote (du moins les processus psychiques qui les régissent) se mettront en branle chez le lecteur.
Les auteurs de Gladiator (David Franzoni, John Logan et William Nicholson, d’après une histoire de David Franzoni) ont pris soin de créer des scènes afin de nous permettre de comprendre que la famille de Maximus comptait énormément pour lui. Il a résisté aussi à l’amour de Lucilla. Le culte qu’il voue à ses ancêtres a aussi été mentionné.
Tout cela lui confère une honorabilité et une humanité qui le rapproche encore plus de nous.
C’est une image de nous-mêmes idéale que l’on nous propose avec ce personnage. Il nous est d’autant plus facile de nous confondre avec ses situations.
La nature des obstacles rencontrés par Maximus non seulement permet de faire avancer l’intrigue mais aussi de relier les scènes sur le plan thématique : toute la première séquence est fondée sur la victoire contre les barbares (le thème évoqué est alors celui de la mort). Puis Maximus souhaite s’en retourner auprès de sa famille mais cela ne sera pas possible (c’est une déception).
Il refuse d’honorer Commode comme nouveau César et est condamné à mort (de nouveau le thème de la mort). Il échappe à ses bourreaux en les tuant mais est grièvement blessé (agression physique).
Il doit combattre d’autres gladiateurs qui, tout comme lui, n’ont pas choisi volontairement d’être des gladiateurs et pour survivre, Maximus doit leur donner la mort.
Et au moment du climax, Commode traîtreusement blesse (de nouveau l’agression physique) Maximus afin de se donner un avantage.
Tout cela concourt à former une histoire complète dans laquelle toutes les idées sont liées organiquement de manière à former un tout. Certes, on pourrait éliminer certaines scènes sans que le tout en soit bouleversé.
La question à se poser concernant la légitimité d’une scène dans le tout sera de savoir si cette scène fait avancer ou non l’intrigue. Si oui, il faudra la conserver même si cela rajoute quelques pages au scénario (ce qui augmente l’investissement d’un éventuel producteur qui risque de questionner ou de remettre en cause l’utilité de la scène ou de la séquence).
Nous verrons dans le prochain article comment Aristote voit les personnages.