Annie Hall de Woody Allen sous des atours de comédie romantique est une tragédie. Il serait mal venu de qualifier ce scénario de tragi-comédie ou de mélodrame. Peut-être à la rigueur, la comédie dramatique pourrait lui convenir.
Il s’agit bien d’une tragédie mais à la sauce de Woody Allen (et de Marshall Brickman).
Woody Allen a délibérément mis de côté la classique relation causale pour lier les événements qu’il décrit. Il n’y a pas non plus de linéarité temporelle dans la succession des événements. Au contraire, ceux-ci apparaissent comme des réminiscences, une idée en appelle une autre.
La mémoire s’affiche comme un rêve, l’imagination greffe ses propres élucubrations pour tenter de donner du sens à la vie par la tentative d’Alvy, le personnage principal, d’expliquer sa rupture d’avec Annie Hall.
C’est une reviviscence revue et corrigée par l’imaginaire d’Alvy dans sa recherche désespérée de comprendre ce qui ne fonctionne pas dans sa relation avec les femmes.
Ceci dit, il n’est pas facile de déconstruire un scénario comme celui de Annie Hall pour essayer d’en saisir les mécanismes narratifs afin de réitérer dans notre propre projet une approche similaire. On ne plagie pas, on réutilise des techniques.
Je pense qu’un auteur doit avoir en tête son lecteur. Le premier dialogue d’un auteur est avec son lecteur (le premier narrateur du texte est l’auteur).
Comment le lecteur se sentira t-il à la fin de la lecture ? Cette question doit être répondu en premier. L’effet que l’on veut obtenir sur le lecteur nous permettra ensuite et à rebours de remonter les événements qui permettent cet effet. On pose le résultat et on invente ensuite les conditions qui mènent à ce résultat.
Et comme il existe énormément de possibilités qui permettent un même résultat, nous pouvons toujours faire de la nouveauté.
Qu’apporte le scénario de Annie Hall à son lecteur ? Je pense qu’il lui démontre un fait profond à sa vie : si on cherche à donner du sens à celle-ci, ce n’est pas dans le bonheur qu’on trouvera des réponses mais dans le désir.
Anhedonia
Anhedonia est le titre provisoire que Allen avait donné à son projet. L’anhédonie est l’incapacité à ressentir du plaisir même dans les situations les plus agréables. Elle est souvent le symptôme d’un état dépressif ou même schizophrène.
On peut surtout dans le cas de Annie Hall l’interpréter comme une absence d’un bonheur donc un désir de connaître le bonheur puisqu’on ne le possède pas.
Psychanalyse et cinéma se sont souvent bien entendu. En 1931, à la sortie de M Le maudit, Fritz Lang déclarait que tout réalisateur devrait être une sorte de psychanalyste. Woody Allen y rajoute une dimension philosophique qu’il déclame avec son humour si singulier.
On peut supposer que l’anhédonie est cet effet cognitif recherché, que cet état émotionnel si particulier du désir était ce que Woody Allen voulait faire éprouver à son lecteur. L’effet cognitif est une réponse psychologique du lecteur et l’auteur recherche précisément à obtenir cette réponse de son lecteur.
Et si on sait cela a priori (et il faut que cela soit une certitude), il ne reste plus qu’à inventer les moyens narratifs pour y parvenir. Cet effet psychologique agira comme un guide (et même si vous avez déjà quelques idées, quelques images, quelques répliques, vous saurez comment les placer pour aboutir à cet effet).
De quoi nous parle le scénario ?
C’est une chronique des tentatives de Alvy pour comprendre et accepter la fin de sa relation avec Annie Hall.
Après s’être déplacé d’avant en arrière dans les vies de Alvy et d’Annie (un peu à la manière de Lost, la série télévisée), le scénario se termine avec leur dernier moment ensemble.
Les personnages s’embrassent et se disent au-revoir. Annie traverse la rue et Alvy la regarde s’éloigner. Puis Alvy s’en retourne aussi et seule sa voix s’attarde en voice-over (on entend le personnage mais on ne le voit pas articuler sa réplique).
Ce scénario a un rapport très intime avec l’expérience. A quelle type d’expériences nous convie ce dénouement ? D’abord une expérience sensible que nous renvoie le présent de la narration, ce qui est en train de se produire devant nos yeux, et nous ressentons qu’il n’y a plus d’amour entre Annie et Alvy qui s’éloignent tous deux dans des directions opposées.
Mais il existe aussi cette autre réalité de l’expérience vécue qui persiste dans le souvenir et c’est celle d’un amour qui a existé mais qui n’a pas sombré dans le néant et pourrait exister de nouveau.
Bien sûr, il y a de la nostalgie, un goût amer à se rappeler ce que l’on a perdu mais cette histoire ne voulait pas se terminer sur cette note. Quelque part, il existe quelqu’un qui fera de nous l’être entier que nous aspirons tant à être et qui nous apportera ce bonheur que nous désirons si ardemment (et même si nous devons le pourchasser toute notre vie. Comme le dit Woody Allen, nous aurons toujours besoin des œufs).
C’est ce désir de croire que l’amour est là que le lecteur ressent à la fin de Annie Hall. Mais c’est un désir et il n’y a aucune concrétude dans un désir. Le lien avec l’anhédonie est ténu pourtant il existe. Ce désir est en quelque sorte l’émanation de l’absence de ressenti du plaisir. Le plaisir est peut-être réel mais on ne peut le goûter. On ne peut que le rêver.
C’est ce que nous dit ce scénario. Un rêve est juste un rêve. Nous finissons toujours par nous réveiller et nous nous retrouvons là où nous étions, c’est-à-dire dans un monde tragique fait de nécessités et d’une ironie bien sombre.
Et bien que nous ne pouvons obtenir ce que nous voulons, nous continuons néanmoins à le pourchasser.
Le monde de l’histoire
Je me permettrai de dire que le monde de Annie Hall est surtout celui des idées. Nous sommes dans l’introspection. Il y a cependant une règle à laquelle se conforme ce monde de l’histoire. Il absorbe l’individu. La mère d’Alvy par exemple croit qu’il n’y a rien de plus grand que Brooklyn, pas même l’univers.
Tous les personnages sont enfermés dans leur perspective subjective du monde. Pour chacun d’entre eux, seul compte son ego. Leur ego est leur univers. Et c’est ainsi que l’individu se désintègre du monde en niant par son égocentrisme ce qui lui est extérieur.
Le monde est empli de désirs non partagés. On assiste aux efforts désespérés des personnages pour vivre l’amour, essayant de trouver à l’extérieur d’eux-mêmes quelque chose qui pourrait les compléter, faire d’eux des êtres entiers mais comme ils sont foncièrement égocentriques et qu’ils ne peuvent dépasser cette faille, qu’ils ne peuvent aller au-delà d’eux-mêmes pour atteindre l’autre, ils retournent inévitablement vers leurs attentes égoïstes toujours insatisfaites bien qu’ils aspirent de toute leur âme à quelque chose de plus.
Votre scénario peut reproduire le même monde que celui de Annie Hall. C’est avant tout un monde tragique au cœur duquel le désir constant et toujours insatisfait est la règle.
Annie Hall est la preuve qu’un monde intérieur, subjectif, introspectif est tout à fait apte à faire un bon scénario (on peut faire d’un bon scénario un mauvais film mais on ne pourra jamais faire d’un mauvais scénario un bon film).
Concernant la forme, Alvy parle directement au lecteur/spectateur. Ce monologue (un dialogue déguisé, en fait, puisque nous sommes les interlocuteurs de Woody Allen) est ce qui assemble les différentes parties du scénario qui ne tiennent pas selon l’habituelle relation de cause à effet.
Par exemple, il n’y a décidément aucun lien entre les séquences de l’enfance d’Alvy et ses deux mariages.
On peut se demander pourquoi le monologue s’est-il imposé à Woody Allen ? Parce que le monologue, c’est se parler à soi-même donc une marque forte de l’égocentrisme.
Mais dès cette séquence d’ouverture, Alvy nous introduit dans le monde de l’histoire, son monde en fait. Ce monde est Alvy lui-même qui nous invite dans sa tête. Il nous explique son point de vue, comment il voit la vie. Notons tout de suite qu’en tant que personnage principal de ce scénario, on s’attend à ce qu’il change, qu’il évolue dans le cours de l’intrigue.
Mais alors que la détermination d’Alvy est de comprendre sa relation avec les femmes à travers sa rupture d’avec Annie, Alvy n’évoluera pas.
Ainsi, comme nous l’avons vu dans Le Parrain ou dans Quand Harry rencontre Sally, lorsque le personnage principal se plie aux exigences de son monde, le dénouement sera une sorte de répétition de la séquence d’ouverture.
Les personnages
Nous avons vu dans ces articles
- LA CONSTRUCTION DU MONDE DE L’HISTOIRE
- ET LE PERSONNAGE EST
que le conflit majeur du personnage principal est de s’opposer d’abord à la règle qui régit le monde du récit. C’est une sorte de a priori (c’est-à-dire que si on l’accepte, on ne le remet pas en question).
Donc Alvy est en conflit avec son monde. Et comme le monde est précisément celui d’Alvy, cela signifie qu’Alvy est en conflit avec lui-même. Il est en guerre contre son propre esprit, contre ses désirs, ses peurs, ses certitudes, ses espoirs.
Alvy est un être très conscient de sa propre précarité. Même si la force antagoniste semble être incarnée par Tony, Alvy est son propre et véritable ennemi.
Cela est d’ailleurs génialement illustré lorsque le Alvy du passé est en désaccord avec le Alvy du présent. En fait, et c’est ce qui imprègne chaque moment de cette histoire, il existe métaphoriquement deux Alvy.
On peut noter aussi que Annie Hall emprunte quelques traits narratifs à Hamlet de Shakespeare. D’abord, Alvy se pose des questions à lui-même tout comme Hamlet (To be or not to be) comme par exemple lorsqu’il se demande pourquoi il s’est séparé de Allison Portschnik.
Le personnage d’Alvy est un personnage en questionnement permanent. Et cette interrogation personnelle est la marque distinctive de tout individu en quête de quelque chose si ce n’est de lui-même.
Ce questionnement a aussi un autre bénéfice : il incite le lecteur à accompagner les doutes du personnage. On ne les comprend pas puisqu’Alvy lui-même est incapable de les expliquer. Néanmoins, à défaut d’identification avec le personnage, nous l’accompagnons au moins dans ses incertitudes.
Puisque c’est cela que l’auteur cherche à nous communiquer. En fait, la question dramatique est de savoir si on prend le risque de mourir seul en se demandant sans cesse s’il n’y a pas mieux ailleurs.
Un autre point commun avec Hamlet est que Alvy cite des grands esprits du passé comme par exemple Groucho Marx. Et Alvy partage aussi avec Hamlet un sens de l’auto-dérision qui se manifeste chez Alvy par le jeu de mots et autre trait d’esprit.
Chez Alvy, ce sont les mots qui ne paraissent pas ce qu’ils sont. Ils ont une double signification et pourtant, comme dans la scène entre Annie et Alvy sur la terrasse au début de leur rencontre, c’est par le mot (qui s’affiche en sous-titre) que nous pénétrons dans l’intériorité des personnages.
Le cinéma est un art complexe qui mélange l’oral et le mouvement ce qui est assez paradoxal parce que le cinéma se fonde sur un discours écrit pour exister. Annie Hall réussit un mariage entre le mot et l’image particulièrement intéressant et si l’on croit que les œuvres (l’art en général, d’ailleurs) sont capables d’agir sur nous, le sens que Woody Allen et Marshall Brickman ont su insufflé dans leur projet devrait être capable de transformer nos vies.
L’intrigue
Aimer et être aimé en retour, ce leitmotiv qui parcourt toute l’histoire de Moulin Rouge de Baz Luhrmann, est le problème que soulève Annie Hall qui nous parle de désirs non partagés dans la conception que l’on se fait de l’amour.
Alvy est en quête du bonheur. Il s’est persuadé que Annie sera la clef qui lui ouvrira grand les portes du bonheur qu’il sait qui est en lui mais qu’il ne peut atteindre de lui-même. Il pense que le bonheur est quelque chose d’extérieur à nous. Pour Annie Hall, cet au-dehors de nous est l’autre (et dans le cas présent Annie).
Pour votre propre scénario, cette chose extérieure pourrait être une addiction, la puissance… enfin tout ce qui pourrait, croyons-nous mais à tort, remplir le creux en-dedans de nous qui fut percé par la solitude, l’insatisfaction, le mal-être ou le désarroi.
Pour certains d’entre nous, la détresse est un mode d’être dont on compense maladroitement le malaise ressenti par des actions ou des décisions erronées qui sont autant de mensonges que l’on se fait à soi-même.
Dans Annie Hall, Alvy ne parviendra pas à se dévoiler. Et c’est cela que le scénario cherche à dire. Quand on sait où l’on va, il sera plus facile ensuite d’inventer les différentes étapes qui mèneront à cette destination.
Cette aspiration incessante à trouver l’amour hors de soi (c’est-à-dire d’être aimé mais sans savoir aimer en retour) sera illustré par une succession d’espoirs et de déceptions. Annie et Alvy sont pris dans un cercle infernal de désirs et de frustrations.
Et jamais ils ne connaissent de totale satisfaction, mais ils n’abandonnent pas pour autant.
Dès le départ, l’histoire établit clairement l’échec de la relation entre Annie et Alvy. D’un point de vue structurel, il semble alors logique de remonter les différentes étapes de cette relation depuis la rencontre. Puis cela continue par l’épanouissement de cette relation jusqu’au résultat que nous connaissons déjà.
On commence par une déception et on analyse couche après couche comment on a pu en arriver là. C’est très subjectif comme approche parce qu’avant la frustration, il y avait un espoir et pour comprendre cette insatisfaction, il est nécessaire que soit exposée cette attente qui ne sera jamais véritablement comblée.
La comparaison comme moyen
Les deux mariages précédents d’Alvy (deux femmes diamétralement opposées) se sont soldés par des échecs. L’arrivée d’Annie dans le vie d’Alvy semble vouloir indiquer qu’elle pourrait peut-être mettre fin à cette malédiction. Les auteurs cependant utilisent une figure de rhétorique classique (on n’en attend pas moins de la part de Woody Allen) pour créer une similitude.
Allison et Robyn ne se ressemblent pas. Leurs traits de caractère sont opposés sinon différents et pourtant pour Alvy, la relation aboutit toujours à la même conclusion. C’est un indice fort que sa nouvelle relation avec Annie ne pouvait se terminer autrement que par une séparation.
L’intrigue nous montre une tragédie (les mariages ratés) et semble vouloir éloigner le malheur avec l’arrivée d’une jeune femme pleine d’énergie. Mais c’est pour mieux nous convaincre (la tragédie est une garce qui sait manier l’ironie) que cette fois les choses seront différentes.
Que nenni !
La relation entre Annie et Alvy est étrange (normal, c’est du Woody Allen), très particulière et magique. Cette relation donne l’impression au lecteur de découvrir en l’autre une personne remarquable qu’il n’aurait jamais pu imaginer. En effet, les auteurs nous invitent à faire comme Alvy et Annie : oublier son ego et ses attentes respectives. Ce sont les conditions préalables de l’amour (idéal s’entend).
Mais la spirale maudite reprend. La relation entre Annie et Alvy s’effiloche et l’atmosphère revient à ce qu’elle était lors de la séquence d’ouverture et l’articulation de l’intrigue nous place au moment où les choses ont commencé (nous sommes dans un flashback) à mal tourner.
Et alors que l’on croit que la relation est définitivement compromise, une araignée permet à Alvy et Annie de se réconcilier. L’espoir renaît.
Cette fois, c’est la bonne, pensons-nous. Mais non, tout s’effondre, comme d’habitude.
Et pourtant, il y a toujours cet espoir.
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Lorsque la relation est enfin consumée, les auteurs se servent encore de la voix off pour affirmer que l’amour ne sera jamais consommé. Il suffirait de faire juste un petit effort pour que le rêve d’amour se concrétise.
Écrire un scénario en prenant pour modèle Annie Hall, quelque chose qui va susciter chez le lecteur ce sentiment douloureux d’un désir toujours insatisfait, commencez par établir que le rêve (ou le désir) du personnage principal a connu un échec.
Puis, usez du flashback pour démontrer l’espoir enivrant du début du rêve (par exemple, une rencontre) en insistant par comparaison pourquoi ce nouveau commencement pourrait être différent (nous avons vu qu’il s’agissait en fait d’un faux espoir pour amener le lecteur à croire que tout est encore possible).
Puis créez un moment de crise qui va recopier la séquence d’ouverture (la nouvelle relation est un échec), amenez alors un faux espoir comme si le personnage principal avait pris conscience de son erreur et allez jusqu’au climax (l’ultime moment du scénario qui apporte toutes les réponses) où l’échec de la réalisation du rêve sera irrémédiable mais avec la promesse que le rêve n’est pas mort.
Ce que je vous propose ici, c’est de recopier une structure. Vous pourriez être mal à l’aise avec cette façon de faire. Gardez en mémoire cependant lorsque vous me lisez que je vous apporte des opinions, des pratiques et des théories aussi diverses que variées que je commente et interprète.
Après, C’est vous qui voyez !
Le ton de Annie Hall
L’univers de Annie Hall est celui du désir non partagé d’où son inaccomplissement. Le narrateur (en l’occurrence Alvy) offre une double perspective sur sa situation. Il nous décrit à la fois des sentiments sincères, authentiques avec lesquels il se met à nu.
Et il les double presque systématiquement d’une ironie certaine, ce qui crée une distance, éloigne le lecteur du tragique comme si une certaine pudeur chez Alvy refusait que les auteurs du scénario recherche l’identification (ou du moins l’empathie) envers ce personnage principal.
Pourtant, la distanciation ainsi créée sera réduite par la poésie qui émane du monologue qui va nous permettre de ne pas partager l’égocentrisme des personnages. Ainsi, on s’identifie davantage avec la pensée de l’auteur qu’avec ses personnages.
Le lecteur est placé entre passion (le partage) et raison (qui s’oppose au désir). Il n’aspire qu’à une chose : que ces deux états n’en soient plus qu’un mais jamais la double perspective ne lui permet de prendre position.
Cela peut expliquer pourquoi Alvy ne peut exprimer ses véritables sentiments que par la pièce qu’il a écrit (et qu’il fait jouer à des comédiens) ce qui nous rappelle ironiquement que le théâtre n’est pas la vraie vie.
Par exemple,
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Annie nous fait chavirer entre le paraître et l’honnête vérité de ce qu’elle ressent vraiment. Cette pratique de l’ironie donne un ton spécifique qui relève davantage du témoignage que de la narration. Et cette façon qu’ont les personnages à se contredire constamment se retrouve un peu partout dans le scénario. Par exemple dans la scène du homard. D’abord, Alvy est effrayé par le homard et Annie se moque.
Puis lorsque Annie se saisit du homard, c’est elle qui est maintenant effrayée et Alvy s’en amuse. En un instant, les points de vue se sont échangés et le lecteur s’en aperçoit. Ce procédé sert l’intention des auteurs qui ne souhaitent manifestement pas que le lecteur prenne partie pour l’un ou l’autre de leurs personnages.
Le méta-commentaire
Annie Hall utilise le ton du méta-commentaire. Revenons un instant sur cette notion. Le méta-commentaire est un type d’écriture qui explique ce qui a déjà été dit. Le méta-commentaire s’adresse au lecteur et lui résume à la fois la finalité et le sens de ce qui vient de lui être donné (généralement dans le paragraphe précédent).
C’est un moyen narratif que l’auteur utilise pour commenter ses propres assertions et d’indiquer au lecteur ce qu’il doit ou ne doit pas penser à propos de ce qu’il affirme. Il faut remonter au chœur des tragédies grecs pour trouver l’origine du méta-commentaire. En effet, le chœur s’adressant au spectateur interprétait ce qu’il venait de se passer.
Le méta-commentaire minimise la participation du lecteur dans l’histoire car il consiste souvent à lui donner la signification de la scène. Cela facilite la lecture. Ainsi, l’auteur est capable de clarifier toute erreur d’interprétation (puisqu’il contrôle le jugement du lecteur) et de permettre au lecteur de rester dans l’action. Cela a le désavantage néanmoins de faire du lecteur un simple observateur, un interlocuteur distant.
Le fonctionnement est simple : l’auteur pose son argument et juste après, il reprend et travaille les idées qu’il contient. Par exemple, dans la scène où Alvy trouve que Annie est distante, les auteurs ne cherchent pas à expliquer plus avant les raisons des échecs d’Alvy avec les femmes. Ce qui est le sujet de cette histoire.
Ce qu’ils veulent, c’est de guider le lecteur dans l’intériorité d’Annie et de l’aider à interpréter correctement ce qu’il se passe dans son esprit. Le méta-commentaire nous donne le point de vue d’Annie alors que l’action nous renvoie celui d’Alvy.
C’est un processus similaire qui est utilisé dans la scène du homard.
Si vous souhaitez prendre un ton comme celui de Annie Hall, faites en sorte que vos personnages se contredisent mais sans duplicité aucune. Leurs actions sont authentiques. Les personnages ne se dissimulent pas sous un voile trompeur. Ils sont sincères avec eux-mêmes et par le jeu du méta-commentaire, vous ajoutez peut-être une certaine ironie en tentant de faire comprendre à votre lecteur votre vérité.
L’interprétation est une entreprise délicate. Il suffit de se souvenir des conséquences que peuvent avoir l’interprétation de certains textes comme, un exemple parmi tant d’autres, l’interprétation erronée de certains versets de la Bible qui auraient pu mener à l’Inquisition (et on aurait tort de se croire à l’abri).
Une scène révélatrice
Reprenons cette scène dans laquelle Annie et Alvy commencent à faire connaissance sur la terrasse. Les dialogues tenus par les deux personnages sont doublés par des sous-titres qui révèlent leurs pensées intimes.
Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord, que nos deux personnages ne communiquent pas vraiment l’un avec l’autre. En fait, tous deux sont pris dans les rets d’une peur commune. Annie et Alvy craignent tous deux que l’autre ne le croit stupide ou superficiel. Alors, ils font un petit numéro pour tenter d’impressionner l’autre comme Alvy qui pontifie sur des critères esthétiques.
Et par moments, dans leurs pensées intimes, nous comprenons qu’ils ont peur d’une relation vide avec quelqu’un qui ne les comprend pas comme lorsque Annie s’inquiète qu’un con (schmuck) ne soit attiré par elle.
Reproduire la structure d’un désir inassouvi comme dans le scénario de Annie Hall consiste essentiellement à présenter deux personnages qui tombent amoureux mais qui ne parviennent pas à s’accorder parce qu’ils sont totalement soumis à leurs peurs.
Quelles pourraient être ces peurs profondes ?
Pour que cela fonctionne, il est inutile de créer un catalogue de peurs différentes pour chacun d’entre eux. Ironiquement et plus efficacement aussi, il est préférable que les deux personnages partagent les mêmes peurs à défaut de partager un même désir (parce qu’ils attendent tous deux de l’amour quelque chose de différent).
Nous avons considéré dans cet article ET LE PERSONNAGE EST que le conflit interne d’un personnage s’organisait autour de deux peurs elles-mêmes conflictuelles.
Annie et Alvy souffriront donc de ces deux peurs antinomiques. Comme nos deux personnages sont à la recherche de l’amour, leurs toutes premières peurs sera donc un rejet amoureux.
Quant à la seconde peur, c’est d’être piégé dans une relation avec la mauvaise personne. Ce qui revient à être aussi seul qu’on l’était avant la relation.
Lorsque ces deux-là se rencontrent, ils formuleront avec un ton tragi-comique les mêmes peurs : savoir, que l’autre ne les aime pas ET que l’autre l’aime mais pour de mauvaises raisons.
Quant à la forme que ces peurs prendront, il suffit d »écrire une ligne de dialogue ou une action qui exprimera l’une des deux peurs et de la faire suivre d’une action ou d’une ligne de dialogue qui exprimera l’autre peur.
Nous avons ainsi une contradiction donc un conflit et surtout les personnages se contredisent sincèrement mais sans l’admettre.
Par exemple, il y a un moment où Alvy et Annie veulent se rendre au même endroit mais pour des raisons différentes. Annie veut se rendre au club pour y chanter et être elle-même. Elle ne veut plus de ces relations avec des gens qui veulent obtenir d’elle ce qu’elle n’est pas.
Et Alvy s’y rend parce qu’il espère que Annie l’embrassera. Annie est effrayée d’être aimée par la mauvaise personne et Alvy d’être rejeté. En somme, leurs actions semblent s’orienter dans la même direction alors qu’émotionnellement, ils sont à des années-lumière l’un de l’autre.
En cela, Annie Hall est une tragédie mais ce que nous dit aussi ce scénario (et c’est un aspect très positif), c’est que demain peut-être nous trouverons notre Happy Ending.