Le premier Sicario de Denis Villeneuve était une œuvre volontairement frustrante, plaçant au cœur d'un thriller réaliste et sombre un personnage idéaliste ( Emily Blunt) contraint à l'inaction, et incapable de résister aux méthodes discutables mais infaillibles de ses collègues Matt Graver ( Josh Brolin) et Alejandro Gillick ( Benicio Del Toro). En bref, le bien-fondé de la fiction, et sa progression dramatique pouvant déclencher un retournement moral, étaient ici annihilés face à un réel bien plus puissant. La bonne idée de cette suite, instiguée par Taylor Sheridan, le scénariste du précédent opus (et auteur génial des scripts de Comancheria et de Wind River) est d'en faire un contrepoint total, en choisissant de ne pas offrir de point de vue externe pour pénétrer dans ces coulisses terrifiantes. Matt Graver et son mystérieux acolyte ont désormais carte blanche, mais doivent surtout mettre en scène la réalité, à travers le déclenchement artificiel d'une guerre des cartels. Malgré la complexité de son intrigue et ses répercussions insoupçonnées sur la géopolitique (il n'est plus question de trafic de drogue à la frontière mexicaine mais d'immigration impliquant l'arrivée de potentiels terroristes sur le sol US), Sicario 2 est un film plus simple que son prédécesseur, voire plus coup de poing dans sa violence crue, mise cette fois-ci au service d'une narration assumant son classicisme, soutenue par des enjeux consistants.
Si l'ensemble perd parfois en originalité par rapport à l'intransigeance anti-climatique de son modèle (surtout lorsque le scénario essaie de faire des échos avec le premier volet, ce qui n'est pas toujours à son avantage), le production a eu la très bonne idée de confier cette suite au talentueux Stefano Sollima, habitué depuis Gomorra à dépeindre la brutalité de milieux criminels en leur insufflant une forte dimension tragique. Il est donc intéressant qu'en fictionnalisant le réel, les personnages se retrouvent à devenir, à travers le cinéaste, de véritables protagonistes, et non plus ces abstractions conceptuelles effrayantes, sortes de rebuts dégénérés d'un système à la dérive. Ils affichent soudainement une fragilité derrière leur façade d'indifférence, que Sollima capte parfaitement avec l'élégance teintée de violence de sa réalisation. Sans jamais tomber dans la facilité d'un propos politique contemporain à la sauce " Trump est le Mal ", cette Guerre des cartels se concentre avec une justesse et une froideur tétanisante sur la permissivité de l'Amérique en ce qui concerne sa protection (ou du moins sa protection supposée). A mesure que le film progresse, le réalisateur diffracte sa mise en scène, multiplie les points de vue pour ne jamais tomber dans les extrêmes, et nous interroge avec pertinence sur une fin qui justifierait les moyens. Cela ne l'empêche pas pour autant de prendre un véritable pied sur les scènes d'action, et de mettre en place par son découpage un suspense efficace.
Ainsi, contrairement à son aîné, Sicario 2 ne semble pas être une fiction rattrapée par la réalité, mais plutôt l'inverse. Le réel est mis en scène au point de se désensibiliser, ce que Stefano Sollima explicite particulièrement avec sa brillante introduction, scènes d'attentats filmées frontalement, sans fioritures ou coupures intempestives, par de longs plans qui ne cherchent pas à se détourner de l'horreur. Le métrage offre régulièrement des yeux qui refusent de se fermer, caméras de surveillance et autres visions infrarouges d'hélicoptères, images de médias qui traduisent l'hypocrisie d'un monde qui ingère avec fascination ce qu'il devrait rejeter. Mais le cinéaste raccorde constamment ces regards froids avec une échelle plus humaine, et engendre par le montage une empathie née de l'abstrait. Les identités disparaissent au sein d'organisations tentaculaires, tandis que Sollima ramène petit à petit un semblant d'humanité, sublimant ses deux acteurs principaux, qui s'imposent plus que jamais en géniaux monstres de cinéma. Après tout, peut-être s'agit-il de la véritable nature de ce Sicario 2.
Réalisé par Stefano Sollima, avec Benicio del Toro, Josh Brolin, Isabela Moner ...
Sortie le 27 juin 2018.
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