Mais quelques jours plus tard, on retrouve leur pirogue, inoccupée et renversée.
Pour la jeune Ada (Mame Bineta Sane), cette annonce est un déchirement. Elle venait tout juste de trouver le grand amour avec Suleiman et était prête à remettre en question le mariage que sa famille a arrangé pour elle avec Omar (Babacar Sylla), un jeune homme fortuné, capable de lui garantir un cadre de vie agréable et un certain confort matériel, mais pour qui elle n’éprouve aucun sentiment. Avec cette disparition tragique, plus rien ne peut empêcher son union avec Omar. Sous la pression de sa famille et de ses amies, Ada finit par céder, résignée à accepter son destin.
Mais à partir de la nuit de noces, des évènements étranges se produisent. Un incendie se déclare dans le lit des mariés, heureusement sans conséquences. Ada et ses amies semblent en proie à un mal mystérieux, qui les pousse à agir de façon déraisonnable. Et plusieurs témoins affirment avoir vu Souleiman dans les environs. Est-ce bien lui, de retour pour chercher la femme de sa vie, ou bien n’est-ce que son fantôme, décidé à tourmenter ceux qui l’ont conduit à sa perte?
Ce qui séduit le plus, dans Atlantique, c’est la faculté de la cinéaste, Mati Diop, à combiner différents récits en un tout cohérent et subtil. Le film est à la fois une belle histoire d’amour impossible, un instantané de la jeunesse dakaroise, avec ses frustrations et ses aspiration et un récit social universel opposant les classes ouvrières, exploitées et spoliées, à leurs patrons cupides. C’est aussi un drame de l’émigration vu, non pas par un migrant – comme dans Atlantiques, le court-métrage réalisé par la cinéaste en 2010 – mais par celles qui les pleurent, de l’autre côté de la Méditerranée, montrant les dommages collatéraux de ces exils forcés. C’est enfin et surtout une fable fantastique réussie, plus poétique qu’inquiétante, et le portrait intimiste d’une jeune femme essayant de prendre son indépendance et s’affranchir du carcan des traditions. Tous ces fils narratifs sont finement entrelacés, formant un récit en apparence très simple, très épuré, qui continue de creuser son sillon bien après la projection du film.
L’autre point remarquable, c’est que Mati Diop s’affranchit des codes et des clichés habituellement associés au cinéma africain. Pas d’ambiance diurne et ensoleillée, mais des scènes essentiellement nocturnes. Pas de plans larges montrant les grands espaces africains, mais des gros plans sur les visages des personnages, pour mieux capter leurs rêves et leur détresse. Pas de vision misérabiliste de la vie en Afrique, mais, au contraire, la description d’un monde où il est tout à fait possible de construire sa vie, à condition de retrouver une certaine justice sociale. Pas de jeu d’acteur approximatif ou de surjeu, comme dans les rares productions africaines qui arrivent jusqu’à nos écrans européens, mais des performances d’acteurs humbles et intenses…
Sans doute est-ce dû aux origines de la cinéaste, qui est née en France et y a grandi, qui y a fait carrière en tant qu’actrice, notamment aux côtés de Claire Denis (l’excellent 35 rhums, baigné lui aussi dans une ambiance à dominante nocturne), Sebastien Betbeder ou Thierry De Peretti, mais a toujours éprouvé un attrait fort pour la terre de ses ancêtres, le Sénégal, et le travail de son oncle, le grand cinéaste Djibril Diop Mambéty. Le résultat, en tout cas, constitue une très belle surprise.
On pourrait juste déplorer un léger essoufflement du récit une fois que les tenants et aboutissants de l’intrigue fantastique ont été dévoilés et quelques scènes peut-être un peu trop longues ou redondantes. Mais globalement, Atlantique est un film réussi, et tout à fait à sa place dans l’écrin que constitue la Compétition Officielle cannoise. On souhaite à Mati Diop la même réussite qu’un de ses cinéastes de chevet, Apichatpong Weerasethakul, qui, avec une autre fable fantastique, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, avait remporté la Palme d’Or.