Le jury de la 72ème édition du Festival de Cannes, présidé par Alejandro Gonzalez Inarritu, a eu du mal à départager les 21 films en compétition, mais il a finalement livré son palmarès, qui récompense quelques cinéastes habitués des fastes cannois, mais aussi des auteurs plus jeunes, plus singuliers, évoluant dans la marge des habituelles productions cinématographiques.
C’est le cas de Ladj Ly, un “cinéaste de banlieue” autodidacte, qui, dans Les Misérables, dépeint à merveille le quotidien d’une cité HLM, son organisation interne, ses luttes de pouvoir, ses petits trafics, et tous les individus qui y vivent, les petits voyous, les laissés pour compte et les flics fatigués qui sont chargés de les surveiller. Le jury lui a attribué le Prix spécial du Jury, ex-aequo, avec Bacurau. Il est vrai qu’il y a un lien de parenté entre les deux films, qui parlent de populations très pauvres, isolées, coupées du reste du monde, décrivent des microcosmes sous tension, où la violence peut surgir à chaque instant. Si ce film brésilien nous a moins séduits, on salue toutefois le travail de ses deux cinéastes, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, qui persévèrent, de film en film, dans leur combat contre les injustices, la dénonciation de la fracture sociale opposant les brésiliens les plus aisés et les plus miséreux, et la montée des idées réactionnaires et extrémistes dans leur pays.
Avec Atlantique, qui obtient le prestigieux Grand Prix du Jury, Mati Diop a également signé un film non-conventionnel, alliant fable fantastique et cinéma-vérité, ancré dans le réel et les préoccupations des classes sociales les plus humbles. Sa vision de la problématique des migrations de l’Afrique vers l’Europe, mais aussi des conditions de vie dans les environnements urbains d’Afrique de l’Ouest tranche avec celle des autres auteurs issus de cette région du monde. Elle développe un style très personnel, nourri d’influences occidentales et de traditions africaines, et mérite tout à fait de figurer dans le palmarès.
Elia Suleiman y figure aussi, par la plus petite porte, celle d’une mention spéciale du Jury, qui a ainsi souhaité rendre hommage à son film, It must be heaven, et au regard unique qu’il porte sur les êtres humains, avec humour, tendresse et poésie.
Le jeu d’Emily Beecham, lauréate du prix d’interprétation féminine pour Little Joe, sort aussi des sentiers battus. Elle n’a ni grande passion amoureuse à jouer, ni drame poignant à subir, ni cause à défendre, mais elle restitue avec sobriété l’ambivalence de son personnage, dont on ne sait jamais s’il est complètement fou ou au contraire, conscient d’un danger échappant au commun des mortels.
On s’attendait à ce que les deux actrices de Portrait de la jeune fille en feu, dont les personnages vivent leur passion en secret, en marge de la société, dans la France du XVIIIème siècle, soient primées, mais le jury a préféré récompenser le très beau film de Céline Sciamma d’un Prix du Scénario discutable, sans doute un compromis pour lui permettre de figurer au palmarès.
Enfin, le jury a décidé d’accorder à l’unanimité la Palme d’Or à Bong Joon-ho pour son excellent Parasite. Là encore, il s’agit d’un film mettant en lumière les plus démunis, ceux qui officient dans les coulisses des grandes maisons bourgeoises ou qui se terrent dans les bas-fonds, comme les rats, les cafards et les autres parasites. A y regarder de plus près, il s’agit d’un palmarès assez cohérent, même si on peut évidemment être en désaccords avec certains choix ou déplorer que certains cinéastes majeurs repartent bredouilles ou avec un prix de consolation, comme Pedro Almodovar, récompensé à travers le prix d’interprétation remis à Antonio Banderas, qui incarne son alter-ego dans Douleur & gloire, ou les frères Dardenne, qui ne remportent “que” le prix de la mise en scène pour Le Jeune Ahmed. Rien pour Dolan, Loach, Tarantino, Malick… Rien non plus pour Kechiche, qui avait été également été snobé par la Mostra de Venise pour son Canto Uno, alors que, Intermezzo le prouve, il aurait pourtant mérité un “Fion” d’Or pour l’ensemble de son oeuvre. Peut-être son film euh… postérieur aura-t-il plus de succès…
Pour boucler un palmarès autour de cinéastes atypiques et de personnages marginaux, démunis ou différents, les programmateurs ont choisit un film de clôture, pardon, de “Dernière séance”, en parfaite adéquation avec cette ligne directrice. Hors normes, le nouveau long-métrage d’Olivier Nakache et Eric Toledano, suit deux éducateurs spécialisés dans les cas d’autismes les plus sévères, qui essaient de s’occuper tant bien que mal des patients qui leurs sont confiés, en dehors de tout cadre réglementaire. Alors que les inspecteurs de l’IGAS cherchent à pointer du doigt le manque de qualification de leur personnel – la plupart du temps des jeunes de banlieue en réinsertion- ou les conditions d’accueil des patients – chambres d’hôtel miteuses, aménagées à la va-vite, les deux hommes continuent à gérer les urgences au cas par cas, tentant de trouver des solutions pour accueillir des pauvres gamins rejetés par les établissements officiels ou offrir à des autistes légers la possibilité de devenir autonomes, d’avoir un emploi et une vie “normale”. Le film rend hommage à ces éducateurs qui donnent de leur temps et de leur personne, jour après jour, pour s’occuper des personnes que la société ne veut pas voir, rejette dans la marge. Il met aussi en lumière des personnalités attachantes telles que Joseph, le jeune autiste qui ne peut pas prendre le métro sans tirer le signal d’alarme, ou Valentin, qui ne peut pas vivre sans un casque de boxeur sur la tête, afin d’éviter ses pulsions autodestructrices. Leurs cas sont complexes, difficiles, mais ils prouvent qu’avec un peu de temps, de moyens, d’accompagnement, ils peuvent s’intégrer socialement, pas à pas, et s’épanouir. C’est mieux que de finir dans une chambre sanglé et perfusé aux calmants.
Moins drôle que Intouchables ou Le Sens de la fête, Hors normes compense en s’avérant beaucoup plus émouvant et en offrant à Vincent Cassel l’un de ses plus beaux rôles. Quelle beau final pour cette édition 2019 de bonne facture, regorgeant de films solides dans toutes les sections.
Voilà, c’est tout pour ce 72ème Festival de Cannes. Merci d’avoir suivi ces chroniques quotidiennes, que nous compléterons les prochains jours avec nos dernières critiques et le bilan de la Quinzaine des Réalisateurs, après les reprises parisiennes.
A l’année prochaine, on l’espère, pour la 73ème édition!