Dramatica : la théorie expliquée (118)

Par William Potillion @scenarmag

Chapitre 29

Storytelling et l’encodage du thème

Lorsqu’il s’agit d’encoder le thème, il faut s’assurer que le lecteur comprenne de quoi parle l’argument sans qu’il soit nécessaire de l’asséner de force dans son esprit ce qui serait une insulte à son intelligence et aussi sans qu’il se sente manipulé (même s’il y a un peu de cela dans l’acte de narrer).

Ce chapitre 29 explore des méthodes pour y parvenir de manière générale et suggère quelques astuces et considérations spécifiques au thème de chacune des lignes dramatiques.

Mais de quoi parlez-vous ?

Sans un thème, une histoire est juste une série d’événements qui se déroulent logiquement et cela n’aboutit à rien de particulier. Le thème est précisément ce qui donne du sens, ce qui comblera le néant d’événements qui ne veulent rien dire ni isolément, ni dans leur succession.

Lorsqu’il est illustré (l’encodage n’est rien d’autre que de donner des images à des idées abstraites, d’employer un langage (des mots, des signes, d’autres images (métaphores, allégories)) pour décrire des phénomènes si vous voulez) le thème n’apporte pas à priori un sens universel.
Plutôt, il décrit une certaine vérité (quelque soit le poids ou l’étendue de celle-ci) relative à une certaine façon de faire concernant une situation particulière.

On peut essayer par induction (remonter d’une conséquence à un principe ou d’un effet à une cause, prendre des faits ou des événements singuliers et en faire des lois, des choses plus générales) vouloir voir dans un thème une certaine universalité mais ce serait peine perdue pour l’auteur.

Le thème : un argument émotionnel

Si nous décidons de travailler la prémisse sur le thème de la cupidité et qu’implicitement, celle-ci entraîne l’homme à se détruire lui-même, c’est un message très pertinent en plus d’être moral.

Maintenant, l’auteur doit faire un effort qu’il n’a peut-être pas prévu : il doit prouver son affirmation.

En effet, une prémisse est un jugement de valeur, un jugement d’authenticité, d’existence de quelque chose. Par l’histoire qu’il conte, l’auteur affirme assurément quelque chose. L’affirmation doit non seulement faire sens dans l’esprit du lecteur mais elle doit aussi trouver son chemin dans celui-ci.

User d’une prémisse comme base pour son thème donne à l’auteur une idée assez claire de ce qu’il espère dire mais cela lui fournit peu d’indices sur comment le dire.

Dramatica met en avant ce que la théorie appelle un argument émotionnel. C’est par l’émotion en effet que l’auteur saura susciter chez son lecteur la pertinence et la vérité de son message sans avoir recours à de la propagande (si facile à mettre en œuvre lorsque l’esprit critique du récepteur est endormi dans sa conformité et sa fausse sécurité) ou à des généralisations ou des platitudes, ce qui serait tout aussi maladroit.

Sur ce thème de la cupidité, ce n’est pas seulement écrire sur le désir violent et immodéré de posséder quelque chose. Une prémisse, c’est d’abord la description d’une opposition. Lorsqu’on parle de cupidité par exemple, nous ne pouvons taire son contrepoint de générosité.

C’est essentiellement cet aspect contrapuntique de la prémisse qui permet à un argument quelconque d’atteindre son but légitimement et honnêtement.
Bien sûr, l’histoire se focalisera sur la cupidité (à la fois ses avantages et ses inconvénients amenés tous deux de manière équilibrée dans la balance) mais en montrant aussi l’impact contradictoire de la générosité, l’auteur crée un conflit thématique opposant son sujet (dans notre exemple, la cupidité) à son contraire (la générosité).

Dans l’histoire, nous nous devons d’explorer acte après acte à la fois le sujet et son antithèse régulièrement afin de faire la démonstration de la valeur relative de chacun. Nous ne devons pas néanmoins les comparer ouvertement.

Il y aura des moments spécifiques dans l’histoire où le sujet sera exploré afin d’en déterminer la valeur. Et d’autres moments (tissés dans le tout de l’histoire et indépendants) où la valeur du contrepoint sera elle aussi démontrée.

Au fur et à mesure de la progression de l’histoire, le lecteur appréciera la valeur de chacun d’entre eux se saisissant de ce qu’ils peuvent apporter et du prix à payer pour l’obtenir.
A la fin de l’histoire, lorsque tous les exemples auront illustré pourquoi le sujet et son contrepoint peuvent être bénéfiques et utiles, le lecteur aboutira à la conclusion émotionnelle que l’un est meilleur que l’autre.

Par exemple, la cupidité peut être vue en premier lieu comme foncièrement négative. Un peu plus tard, il nous sera démontré qu’en fait, elle peut avoir quelques avantages. Puis une troisième manifestation nous montrera qu’elle est relativement neutre dans la vie de l’individu, que moralement elle n’a pas beaucoup d’effet.

Globalement, l’impression qui ressortira de la cupidité sera alors légèrement négative.

Par contraste, la générosité peut apparaître d’abord aussi très négative. Mais un second moment dans l’histoire nous prouvera qu’elle peut être très positive. Et quant à sa troisième manifestation, elle serait tout aussi neutre qu’a pu l’être la cupidité.
Après avoir posé chacun de ces trois moments où la générosité s’est manifestée indépendamment de la cupidité, nous pouvons en tirer ou en conclure que la générosité est quelque chose de légèrement positif.

En comparant l’impression légèrement négative de la cupidité et l’impression légèrement positive de la générosité, nous pouvons admettre que la cupidité est quelque chose de plus mauvais que la générosité (bien sûr, si c’est ce que souhaite communiquer l’auteur).

Lorsque les émotions nous submergent, nous ne sommes plus capables de voir les choses tout en blanc ou tout en noir. La prémisse, c’est un énoncé général, une déclaration générale. Elle ne porte en elle aucune émotion sous-jacente.
En argumentant la valeur relative de son sujet et de sa contradiction tout au long de l’histoire, l’auteur créera un argument émotionnel qui influencera son lecteur vers son point de vue.

C’est par l’émotion suscitée que l’auteur peut être convainquant. Certainement pas en assénant violemment ses idées dans l’esprit de ses lecteurs.

Du général au particulier

En un sens, la représentation du thème déplace l’argument émotionnel de l’histoire du général au spécifique. En effet, si l’argument est suffisamment puissant, il peut influencer des attitudes au-delà du spécifique. En quelque sorte, il transcende l’illustration du thème pour atteindre un domaine plus large que celui de la simple représentation.

Néanmoins, pour y parvenir, la représentation donnée au thème doit au préalable avoir été suffisamment pensée.

Si notre conflit thématique (que l’on exprime par les variations de type) est Morality contre Self-Interest par exemple, il serait une erreur de tenter d’argumenter que Morality est toujours meilleur que Self-Interest.

Je vous renvoie au Chapitre 12 : Les éléments de structure. Le thème pour la signification des termes que j’emploie si vous en avez éventuellement besoin.

Dans la vie de chacun, il y a des expériences vécues qui nous disent que parfois Self-Interest a été plus utile ou plus gratifiant que Morality.
Selon les définitions que Dramatica donne de Self-Interest, savoir, œuvrer pour soi sans égard pour autrui et Morality, savoir, œuvrer pour autrui sans égard pour soi, nous n’avons aucune raison de comprendre cela comme un individu égoïste (Self-Interest) qui n’existerait que pour blesser les autres.

Cela signifie simplement qu’ un personnage égoïste (dont l’auteur lui a assigné la propriété Self-Interest dans sa caractérisation) n’a aucune considération pour ce qu’il arrive de bien ou de mal aux autres.

Par exemple, Morality est privilégiée si un individu partage son peu de nourriture avec d’autres lors d’un hiver rigoureux.
Mais elle peut être problématique si un individu s’asservit lui-même au groupe pour ne pas déplaire à ses pairs.

L’instinct de survie (qui ne dépare pas Self-Interest) peut nous amener à commettre des actes répréhensibles du point de vue moral. Pourtant, il est tout à fait justifié et légitime de défendre sa vie même si cela nuit aux autres.
Par contre, l’égoïsme s’avère une mauvaise chose lorsqu’on refuse de partager alors que autrui est réellement dans le besoin.

Tout dépend en fait du contexte. Pour que Dramatica soit vraiment utile pour un auteur, il est important de comprendre que pour illustrer les appréciations thématiques, il est nécessaire de connaître les définitions des variations de type (je vous renvoie au Chapitre 12) afin qu’il s’assure que la structure thématique représente toutes les teintes que le lecteur s’attend à trouver dans un argument thématique.

S’imprégner de ces définitions aidera à comprendre le conflit qui est au cœur de l’histoire. C’est le conflit (la manière dont il sera représenté) qui communique le thème au lecteur.

Contrairement à d’autres appréciations (qui sont le moyen par lequel le lecteur jugera l’histoire) qui ne nécessitent que d’apparaître une seule fois au cours de l’histoire, les appréciations thématiques devront se manifester plusieurs fois.

Concrètement, chaque conflit devrait être exploré au moins une fois par acte. Ainsi, l’équilibre entre les deux aspects d’un conflit peut être établi dans tous les contextes où le message de l’auteur s’exprime.

Par ailleurs, il est maladroit d’illustrer le conflit dans son entièreté (par exemple de montrer dans une même scène Morality et Self-Interest comme de refuser d’injecter la dernière dose de pénicilline pour sauver la vie d’un personnage qui meurt alors dans cette même scène).

Il est préférable d’exposer un aspect du conflit puis plus tard de montrer l’autre aspect dans une situation similaire.

Ainsi, la valeur relative de chaque aspect du conflit thématique est établie sans que ces deux aspects ne soient directement comparée. Comment illustrer ces deux aspects dans chaque acte ? Cela se fera en regard des lignes dramatiques (Throughline selon la terminologie de Dramatica) actuellement explorée.

L’illustration du thème de l’Objective Story Throughline

Le thème de l’Objective Story est un argument émotionnel qui s’étend sur toute l’histoire. Il ne faut pas se laisser abuser par le terme objectif qui pourrait impliquer qu’il n’y a pas de sentiments ou de passions à l’œuvre.

Pour illustrer le thème de l’Objective Story, nous devons inventer des scènes, des événements ou encore des dialogues qui non seulement relèvent du conflit thématique mais impliquent aussi que ce problème particulier représente le déséquilibre, le dérèglement des valeurs dans ce monde de l’histoire et que cela affecte l’ensemble des personnages.

En fait, il serait même préférable que le thème de l’Objective Story soit encodé (c’est-à-dire illustré) par des personnages secondaires ou bien par des actes ou des événements qui se déroulent ou se sont déroulés en arrière-plan, qui s’inscrivent dans le contexte global de l’histoire.

Ainsi, le message de l’auteur ne sera pas pollué par l’association avec d’autres dynamiques de l’histoire.

Considérons le conflit thématique (ou Thematic Conflict dans le vocabulaire de Dramatica) de l’Objective Story Throughline de Casablanca. Nous pouvons interpréter que le problème thématique (ou Issue) de cet Objective Story Throughline est Self-Interest.

L’attitude complexe de Renault qui n’affiche aucune ardeur collaboratrice, ni esprit résistant et qui avoue se laisser aller en fonction de la direction du vent et qui profite largement des opportunités (dont le sexe) que lui permet le club de Rick ne vise qu’à satisfaire son propre ego.

Le commandant Strasser développe une véritable obsession à contrer Laszlo. Ugarte et Ferrari exploitent les réfugiés et même jusqu’à Rick qui veut gérer son club sans aucune interférence, tout cela nous permet de comprendre que les intérêts personnels des personnages représentent le problème central de cette histoire d’où le choix de la variation de type Self-Interest comme valeur de Issue pour l’Objective Story Throughline.

Maintenant que nous avons défini Self-Interest, la charte des variations de type de Dramatica nous indique que le contrepoint (qui se lit en diagonale dans la quaternité) est Morality.
Être le contrepoint dans une paire dynamique ne signifie pas que nous comparons arbitrairement les deux valeurs. Il y a effectivement une opposition comme si nous voulions dire Self-Interest contre Morality et chacune de ces valeurs a ses avantages comme ses inconvénients.

Pour illustrer le Thematic Conflict qui émane de l’équation Self-Interest contre Morality, nous pouvons alors interpréter comme suit ce qu’il se passe dans Casablanca.

Ilsa et Laszlo pressent chacun Rick de s’occuper de l’autre sacrifiant ainsi leur propre liberté. Renouant avec son ancien amour pour Rick, une Ilsa démunie s’en remet totalement à lui mais Rick touché par la profondeur de l’amour sincère de Laszlo décide de tout abandonner pour assurer leur survie et leur liberté.

Prenons un autre exemple. Dans le couloir d’un hôpital pour vétéran de guerre, notre personnage principal accompagne un médecin qui est un personnage secondaire et dont la seule justification dans l’histoire est qu’il nous donnera quelque exposition sur un point particulier.

Le médecin qui est un homme âgé a quelques difficultés à suivre le pas de notre personnage principal et il lui fait le commentaire suivant :
Je n’ai plus le souffle de ma jeunesse pour vous suivre, jeune homme

Puis, dans la même scène, un amputé des deux jambes s’approche de notre personnage principal et du médecin et d’une voix enjouée dit à notre personnage principal :
Dès qu’ils m’auront remis sur pieds, je danserais de nouveau

Puis il s’éloigne sur sa chaise roulante.

Le médecin dit alors :
Il pense cela depuis qu’il est ici
Le personnage principal demande alors :
Cela fait combien de temps ?
1968
L’histoire se déroule de nos jours.

Quel est ici le conflit thématique ?

Si l’on prend les définitions des variations de type Closure et Denial, nous nous apercevrons alors que l’attitude du médecin reflète Closure et celle de l’amputé correspond à Denial.
Closure et Denial constituent une paire dynamique. De cette confrontation entre les deux valeurs, nous visons le conflit thématique.

En elle-même, cette courte scène n’est pas suffisante pour exprimer clairement la situation conflictuelle. Comme l’histoire continue de se dérouler, il y aura d’autres illustrations qui clarifieront cet objet conflictuel que tous partagent en commun.

De plus, de la façon dont a été présenté le conflit dans cet exemple, il apparaît clairement que Closure est un standard de valeur préféré à Denial.
Si les choses avaient été présentées autrement, avec un médecin qui a perdu tout espoir dans le genre humain et un patient qui pardonne ce que la vie lui a fait, le message aurait été inversé.

Le médecin, qui incarne Closure, aurait été vu comme un être misérable et le patient qui vit dans le monde rêvé du déni (denial) aurait été perçu heureux.

L’encodage du thème est un effort délicat à accomplir. Changer simplement un mot (dans un dialogue) ou une réaction, même si l’effet est léger, peut complètement renverser un argument par ailleurs bien équilibré.

C’est pourquoi de nombreux auteurs préfèrent des assertions thématiques tranchées plutôt que des arguments thématiques plus subtils. Ils craignent en effet que ce qu’ils ont à dire n’atteigne pas le lecteur (ce qui est méprisant pour l’intelligence du lecteur qu’il ne faut pas se contenter de supposer).

En fait, c’est la capacité de l’auteur à s’éloigner du tout ou rien, de la division binaire qui apporte de la richesse et de la profondeur au contenu émotionnel de son histoire.

Encore une chose que nous pouvons noter à propos de cet exemple. Nous pourrions évaluer lequel est préférable entre Closure et Denial en examinant comment nos deux personnages s’en sortent avec Hope et Dream (qui sont les deux autres variations de type de la même quaternité).

Nous pourrions montrer que le médecin n’espère plus rien de la vie et que le patient a encore des rêves. L’absence d’espoir (l’espoir est Hope. Une variation de type offre toujours à la fois une vue positive et une vue négative. Hope signifie donc espérer ou désespérer. Ce sera lors de l’encodage, de l’illustration, de la mise en scènes ou en images de cette variation de type que le choix sera fait entre espoir et désespoir), donc l’absence d’espoir rend misérable la vie du docteur.

Puisqu’il y a un manque dans l’espérance (Hope) du médecin que des jours meilleurs sont possibles, nous montrerions alors que chez son patient incurable, le recours au rêve (Dream) le rend heureux malgré son état de santé définitivement condamné.

Ainsi, la démonstration sera faite que le médecin qui incarne Closure ne concrétisera pas un résultat aussi bénéfique que son patient qui incarne Denial.

Bien sûr, le message que transmet ce thème n’est pas vrai dans toutes les situations de nos vies. Dans le contexte où Denial est préféré à Closure, nous disons que pour ce type singulier de problème que nous décrivons (Objective Story Problem qui est différent de Issue qui désigne ce sur quoi porte le conflit thématique), Denial est une voie meilleure à emprunter.

Le souci qui peut encore nous préoccuper est que même si nous équilibrons l’argument, il semble encore unilatéral. Pour pallier à ce défaut (pour masquer notre intention), nous devrions alors ajouter des moments dans l’histoire où Closure s’avérera être meilleur que Denial.

Ainsi, nous admettons face au lecteur que pour le type de problème que nous exposons (Objective Story Problem), ni Closure, ni Denial ne sont efficaces.
Le lecteur alors sera attiré vers la fin de l’histoire afin qu’il puisse soupeser toutes les manifestations de Closure et de Denial. Il se saisira par comparaison des événements dans lesquels l’un et l’autre se sont produits. Et il conclura de lui-même lequel des deux s’avère être préférable et jusqu’à quel point.

L’encodage du thème nécessite une certaine habileté et de l’inspiration. Cette invention d’événements, de mises en situations ne relève pas de la logique mais de la sensibilité. C’est difficile à apprendre et à enseigner.

En comprenant la nature du délicat équilibre qui oriente l’argument émotionnel en faveur de Range ou de son contrepoint, nous pouvons consciemment considérer quand, où et comment nous pouvons illustrer le thème plutôt que d’improviser et d’espérer que tout se passera bien.

Concernant la notion de portée (ou Range), je vous renvoie à ces deux articles

  1. DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (57)
  2. DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (113)

Connaître le Storyform pour votre thème (c’est-à-dire sa structure) rend les choses beaucoup plus faciles pour amener le lecteur dans l’état émotionnel dans lequel nous souhaitons le voir.

Nous continuerons d’encoder le thème pour les autres lignes dramatiques dans le prochain article.