Salvador Mallo (Antonio Banderas), réalisateur réputé, traverse une mauvaise passe. Son inspiration, qui faisait sa force, semble complètement tarie. Il n’a plus de projets en cours, plus d’élan créatif. Son esprit ne trouve plus les mots. Son corps, au contraire s’exprime par des maux divers et variés : vertiges, douleurs au dos, migraines terribles, insoutenables que les médecins n’arrivent pas à traiter.
Ses seuls réconforts en ces temps difficiles sont le soutien indéfectible de son assistante et l’hommage que souhaite lui rendre la cinémathèque de Madrid à l’occasion de la ressortie d’un de ses vieux succès, “Sabor”.
En dépit de sa santé capricieuse, Salvador accepte de venir présenter le film, à condition d’être accompagné de l’acteur principal, Alberto (Asier Exteanda). Les deux hommes ne se sont pas revus depuis leur brouille à l’issue du tournage, trente ans auparavant. Salvador n’avait pas supporté que le comédien ne respecte pas à la lettre ses directives et improvise pour jouer le personnage. Aujourd’hui, il a revu le film et a réévalué la performance du comédien. Il se déplace chez Alberto pour enterrer la hache de guerre, et peut-être aussi pour fumer le “calumet de la paix”. Il sait pertinemment qu’Alberto est héroïnomane, et il souhaite lui soutirer quelques doses de narcotiques pour tester de lui-même un nouveau “traitement” contre ses maux existentiels.
Cela fonctionne plutôt bien, en tout cas, pour réactiver sa mémoire. Dès le premier trip, Salvador se replonge dans ses souvenirs d’enfance, son éveil à la vie, au désir. Il revoit aussi sa mère Jacinta (Penelope Cruz), qui essayait de l’élever au mieux, en dépit de conditions de vie difficiles, dans l’Espagne franquiste des années 1950. Il se souvient notamment du déménagement de sa famille dans une habitation troglodyte à Paterna, et de la première fois qu’il a senti dans le regard de sa génitrice une forme de déception.
Salvador réalise que le décès récent de celle qui fut sa muse, la pierre angulaire de son enfance, est sans doute la cause de sa perte d’inspiration, mais qu’elle pourrait aussi constituer la source d’œuvres futures…
Le protagoniste a beau s’appeler Salvador Mallo, personne n’est dupe.
Il suffit de réorganiser un peu les lettres de son nom pour y trouver Almodovar. Oui, ce réalisateur fatigué, incarné avec un plaisir évident par Antonio Banderas, n’est autre que Pedro Almodovar lui-même. Du moins une version alternative, fortement inspirée de l’original. Le cinéaste espagnol se met à nu comme jamais dans cette “autofiction” qui entremêle des évènements tirés de sa propre vie et d’autres plus fantasmés. Il parle de son parcours, des doutes qui ont pu l’assaillir à certains moments de sa carrière, de sa peur de vieillir et de mourir.
Il confirme aussi ce que l’on avait deviné en découvrant ses films : Le décès de sa mère, en 1999, a marqué un virage dans son oeuvre, ouvrant un nouveau cycle d’inspiration, plus mature et introspectif. Douleur et gloire est peut-être l’épilogue de ce cycle, une façon de le boucler en beauté. C’est en tout cas l’un des films les plus aboutis du cinéaste, une oeuvre courageuse, d’une sensibilité à fleur de peau, qui constitue aussi, comme la plupart des longs-métrages, une démonstration de mise en scène et de composition picturale. Les spectateurs peu familiers de son cinéma pourront se contenter de cette maestria technique. Les admirateurs de Pedro Almodovar, eux, savoureront ce récit qui livre des clés permettant de mieux apprécier et analyser l’œuvre globale du cinéaste, notamment Volver, La mauvaise éducation ou La loi du désir.
Ils retrouveront aussi avec bonheur de nombreux acteurs-fétiches du cinéaste, sa “famille” de coeur. Antonio Banderas s’est fait connaître dans les premiers films du cinéaste, dans les années 1980, avant de partir mener sa carrière aux Etats-Unis. Il est donc légitime pour incarner ce clone d’Almodovar. Pour incarner sa mère, le cinéaste a fait appel à deux fidèles parmi les fidèles : Penelope Cruz, qui tourne pour la septième fois avec lui depuis les années 1990, incarne Jacinta jeune, en figure maternelle idéalisée. Julieta Serrano, qui jouait dans son premier film, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, l’incarne plus âgée, au crépuscule de sa vie. Quant à Cecilia Roth, qui a aussi débuté en même temps qu’Almodovar et a traversé huit tournages, elle incarne une actrice amie de Salvador Mallo, fidèle et dévouée.
Tout se petit monde se connaît par coeur. On sent beaucoup de complicité entre les comédiens, et on sent qu’ils sont prêts à s’investir pleinement, afin de permettre à leur cinéaste favori de faire naître des émotions et les communiquer aux spectateurs.
La seule chose qui manque peut-être à Douleur et gloire, c’est le grain de folie qui électrisait les premiers films du leader de la Movida. Almodovar a gagné en maturité, en sagesse et en finesse ce qu’il a perdu en énergie bouillonnante et en provocation. Mais c’est justement ce qui constitue le coeur du film : l’acceptation du vieillissement, des regrets et des blessures, pour regarder derrière soi avec apaisement, et envisager le troisième âge avec sérénité. On souhaite, en tout cas, que le cinéaste parvienne encore à trouver l’énergie et l’inspiration pour continuer à nous faire son cinéma.