En 1943, l'Italie signe l'armistice avec les forces alliées. Ensuite, c'est au tour de l'Allemagne nazie de signer l'acte de capitulation, une première fois à Reims le 7 Mai 1945, puis une deuxième fois le 8 Mai, mettant fin en Europe à une guerre meurtrière ayant durée plus de cinq ans. Toutefois si en Europe, cela sonne la fin des combats, sur le théâtre du Pacifique la guerre avec le Japon n'est pas finie. La résistance est farouche, la progression lente et les forces armées américaines perdent énormément de soldats, bien plus que ce que le président Truman aurait souhaité. Lors de la conférence de Postdam, les alliés exigent la capitulation sans condition du Japon, afin de préserver les militaires et les populations civiles d'un massacre annoncé, hélas la réponse apportée ne fut pas celle souhaitée. Truman décide pour mettre un terme à la guerre d'utiliser l'arme nucléaire tout récemment tester avec succès. Une fois le 6 Août 1945 sur Hiroshima et une autre le 9 Août 1945 sur Nagasaki.
Le 15 Août, l'empereur du Japon Hirohito prend la parole à la radio lors d'une allocution, connue sous le nom de « Gyokuon-hōsō » afin de dire qu'il acceptait les termes de la conférence de Postdam. Le 2 Septembre les actes de capitulation sont signés sur le pont de l'USS Missouri dans la baie de Tokyo, mettant cette fois-ci un point final à la seconde guerre mondiale. Pour le Japon, c'est le début d'une nouvelle ère, celle de l'occupation américaine.
« Tokyo, 1955. Le chef de famille Kiichi Nakajima dirige une usine avec ses nombreux enfants. Malgré la prospérité de son entreprise, le vieil homme souhaite la vendre. En effet, Nakajima est envahi par la peur d’une nouvelle bombe atomique lâchée sur le Japon et est prêt à toutes les concessions financières pour s’exiler au Brésil avec sa famille. Mais ses enfants ne voient pas cette lubie d’un bon oeil et souhaitent placer leur père sous tutelle… »
Le peuple japonais reconstruit son pays avec célérité, toutefois le traumatisme de la guerre et celui de l'arme nucléaire, a profondément marqué le peuple japonais. Hélas la main mise de l'occupant américain sur la société japonaise, empêche notamment par l'intermédiaire de la culture et du cinéma, de parler du nucléaire et des deux bombardements ayant eu lieu, afin de pouvoir exorciser cet acte. Il faudra attendre 1952 et la ratification du traité de Paix actant la fin de l'occupation, pour que les cinéastes puissent évoquer cela, avec par exemple le film de Kaneto Shindo « Les Enfants d'Hiroshima » !
La fin de l'occupation laisse toute latitude au Japon de faire ce qu'il désire, cependant la pression est encore là, dont celle de contrarier les USA. Et c'est dans ce contexte, à la fois libérateur et oppressant qu'Akira Kurosawa se plonge dans la production de « Vivre dans la Peur ». La « Toho » son partenaire historique, est la premier major japonaise qui décide de produire un film abordant le sujet du péril nucléaire. Un risque qu'elle peut prendre tant les succès des films de Kurosawa sont importants. « Les Sept Samouraïs » fut aussi éreintant à tourner qu'il fut un immense succès et « Rashomon » que Kurosawa ne voulait pas faire concourir à la Mostra de Venise gagna malgré ça le Lion d'Or, offrant une renommée internationale au réalisateur. Il prolonge ainsi son exploration du Japon d'après-guerre tel qu'il a put faire précédemment avec « Un merveilleux dimanche », « l'Ange Ivre » ou encore « L'Idiot », alternant ainsi entre film d'époque et film contemporain.
« Daigo Fukuryu Maru »
A la base, l'idée du film est venue à Akira Kurosawa, après un échange avec son ami et compositeur Fumio Hayasaka. Ce dernier a été sensible au sort d'un thonier japonais, le « Daigo Fukuryu Maru » où les membres d'équipages furent les victimes collatérales des retombées nucléaires d'un essai atomique américain en 1954 sur l'atoll Bikini, se situant dans les Iles Marshall. Très touché par le sort des matelots, il intime Akira Kurosawa de s'emparer de cette histoire pour en faire un film et durant cette échange, F. Hayasaka prononça une phrase qui resta dans la tête du maestro, « Comment peut-on travailler en se sachant condamné à mort? ». Cette phrase au combien forte, est teinté d'une vision hors du commun, que cela soit sur l'époque en 1954, mais aussi sur l'avenir et cette phrase du compositeur va nourrir constamment le scénario écrit par A. Kurosawa et ses deux scénaristes Hideo Oguni et Shinobu Hashimoto.
« De l'ère Meiji à l'ere Contemporaine »
L'histoire se concentre sur le personnage de Kiichi Nakajima. C'est un chef d'entreprise renommé, ainsi qu'un père de famille. Aux yeux de tous, il n'a malheureusement qu'un défaut, c'est d'avoir peur d'un autre cataclysme nucléaire à un point d'avoir un comportement complètement erratiques. Pensant que c'est une lubie passagère, sa famille le laisse gaspiller de l'argent dans un abri antiatomique, mais quand celle-ci apprend qu'il souhaite que tous partent au Brésil pour échapper au péril atomique, ils demandent le placement sous tutelle. C'est l'acte de trop pour Nakajima, car il marquera le point de non retour de cet homme, définitivement campé sur ses positions. ! Seul le médiateur nommé dans le cadre de cette procédure, essayera de comprendre le comportement de ce chef de famille/d'entreprise en s’intéressant sincèrement à lui.
L'altruisme dont fait preuve le médiateur est sensiblement la même qui anime F. Hayasaka lorsqu'il converse avec A.Kurosawa, mais ce n'est pas celle de notre personnage principal K. Nakajima, brillamment interprété par Toshiro Mifune. C'est un personnage égoïste, qui a vu ce que personne n'aurait aimé voir, en cela il rappelle beaucoup les personnages que l'on croise dans « L'idiot », « Chien Enragé » ou encore « Les Sept Samourais » avec Kikuchiyo. Visionnaire à cause de leurs parcours, ils ne sont pas acceptés ou difficilement si l'on prends l'exemple de Kikuchiyo, car eux ont vu avant les autres ce qui se cachait derrière une arme (atomique) ou des hommes (les secrets des paysans).
Donc peu importe le moment, en médiation ou en famille, cette incompréhension va alimenter la tragédie familiale qui se joue sous nos yeux. Ou l’inéluctabilité de la décision qui s'annonce ne fait que renforcer notre personnage dans ces certitudes et cela même s'il faut qu'il impose ses décisions avec virulence, voir avec une certaine violence. Et c'est toute cette ambiguïté qui fait tout l’intérêt du personnage, un visionnaire, altruiste selon lui, qui hélas se comporte comme un daimyo d'antan, attendant sans sourciller que les personnes se plient à sa volonté. C'est le pont entre nos deux époques, d'un coté en jouant simplement sur la réminiscence on souhaite s'adresser aux japonais afin de mieux penser ses plaies et de l'autre, on s'adresse à l'ensemble du « monde » (d'avant et de maintenant) pour que l'on puisse prendre conscience du danger mortel que représente l'énergie nucléaire. Et malheureusement les faits donnent raison à Akira Kurosawa …
Ce récit, à la fois moderne et profondément ancré dans son époque est mise en scène avec énormément de soin par Akira Kurosawa qui laisse samourais et villageois, pour les espaces confinés des maisons et autres tribunaux. Des choix particulièrement pertinent qui soulignent l’intérêt de recentrer l'action sur des espaces « clos », d'une pour que l'on maintienne cette impression de menace constante, que l’extérieur fasse peur, mais aussi pour nous présenter des foyers qui vivent, qui continue de vivre et cela malgré ce que le Japon a traverser ! Ce qui est le cadre idéal pour matérialiser la pensée de notre chef d'entreprise, ou A. Kurosawa profite à merveille de ses différentes caméras, ainsi que des décors pour capter la moindre de ces réactions, dans des scènes superbement composées qui alterne entre vies familiales, vie d'entreprise et la médiation, ou peuvent se croiser une foule de personnages.
Je pense bien sur à la scène de l'incendie de l'Usine de Nakajima, un intense et tragique instant ou il essaye une ultime fois de convaincre les siens; ou les nombreux moments en famille; mais celle qui reste vraiment ce sont les scènes ou le personnage principal reste seul en prison ou en hôpital psychiatrique à la fin. Le dr Harada (le médiateur) vient le visiter, il écoute Nakajima, loin de nous, loin de lui et sur une autre planète, conscient de l'inconscience du monde. Et par un découpage élégant, Kurosawa nous amène à voir la même chose qu'eux, une fenêtre éblouie par un soleil éclatant. Symbole japonais par excellence (soleil = nihon/nippon), il devient un symbole de mort, celui d'un pays, mais aussi celui d'un monde, l'unique, que l'on ne peut gâcher. Avant de finir sur un plan final évocateur, ou l'Enfer n'est peut-être pas à l'endroit que l'on pensé, de plus si la musique de F. Hayasaka à finement accompagné tout le film, ici point de mélodie car le compositeur est décédé avant d'avoir fini la musique, et comme Akira Kurosawa était son ami, il n'a pas voulu pour lui rendre hommage, commandé de musique additionnelle …
Le casting quant à lui est impeccable autour de la figure principale du film, le grand Toshiro Mifune. Au départ pourtant, Akira Kurosawa souhaitait un acteur bien plus âgé, mais comme il ne trouvait pas ce qu'il souhaitait, il s'est laisser convaincre par des essais maquillages sur T. Mifune, 35 ans à l'époque. Et on ne peut qu’être ravi de ce choix, car il livre une très belle performance. Furieux, colérique, hystérique, mais aussi triste et effrayé, T. Mifune excelle dans ce personnage intriguant, auquel on ne peut s'attacher, si ce n'est à la manière du médiateur, avec recul. Takashi Shimura qui joue le Dr Harada (le médiateur) est comme on l'apprécie toujours, doux, calme et bienveillant. Il est le seul qui prend le temps de comprendre et de s’intéresser au personnage de Nakajima, de sonder ces peurs et d'y réfléchir à son tour. On retrouve à leurs cotés, Minoru Chiaki dans le rôle du fils de Nakajima qui apporte son éternelle rondeur, Noriko Sengoku sa spontanéité ou encore Miko Miyoshi ...
Vivre dans la peur – 29 Novembre 1955 - Akira Kurosawa