" Que reste-t-il d'un homme lorsqu'on lui enlève tout ? Coupé du monde, du temps, de tout élan, du moindre élément matériel auquel s'accrocher, il est progressivement trahi par ses propres sens. Pourtant, au fond de lui, il demeure une chose que l'on ne peut lui enlever : son imagination. "
En adaptant le roman Mémoires du Cachot, écrit par les anciens prisonniers politiques Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro, Álvaro Brechner ambitionne moins à faire un film de prison qu'un " voyage existentiel " au cœur de l'expérience de survie de trois compañeros, relatant avant tout leur lutte contre la folie et l'abandon.
Des intentions, d'ailleurs, qui nous sont exposées fort habilement par un plan-séquence introductif pour le moins maîtrisé : la caméra effectue des panoramiques à 360° au sein de la prison, nous laissant voir la réalité carcérale dans laquelle nous sommes piégés : pas d'issues, pas d'explications, nous ne pouvons que subir les événements, à l'instar des trois personnages principaux. Une impression d'enfermement, de privation de tout ce qui constitue notre humanité, que Compañeros va tenter de reproduire en jouant aussi bien sur les caractéristiques du récit (la rétention d'information qui touche les personnages sera également la notre) que sur les effets d'une mise en scène ouvertement expérimentale (le montage syncopé de son et d'image soulignera le vacillement psychologique, matérialisant à l'image le déclin de la raison). Théoriquement le film de Brechner à tout de l'œuvre " coup de poing ", immersive et bouleversante. Seulement tout cela restera de l'ordre du théorique car dans les faits, le résultat sera beaucoup moins probant.
Reconnaissons-le, Compañeros marque les esprits par l'illustration qui nous est faite des épreuves endurées par les détenus guérilleros politiques. Collée au plus des différents protagonistes, la caméra potentialise chaque instant de la captivité, exaltant avec force l'isolement et les différentes tortures subies. De plus, le piège du racolage émotionnel est évité grâce à la justesse de l'interprétation (Antonio de la Torre, notamment, au jeu parfaitement intériorisé) et à une mise en scène qui sait parfois se faire joliment intimiste (bonne exploitation de la promiscuité avec les personnages ou l'exiguïté des lieux).
Seulement, rapidement, on s'aperçoit que Compañeros a les défauts de ses qualités : la primauté faite aux épreuves subies, au détriment de tout élément contextualisant (tout du moins, pendant la plus grande partie du récit), nous empêche d'éprouver véritablement de l'empathie : on découvre attentivement la monstruosité du régime, sans être ému pour autant par le sort des personnages. Pire, en agissant ainsi, Brechner nous donne parfois la désagréable impression de s'en tenir à un " simple " catalogue des tortures ! Bien sûr, il tente de donner de la consistance à son récit, à travers quelques flashbacks explicatifs, mais ceux-ci demeurent bien souvent convenus et maladroits, donnant à sa démarche une forme pour le moins laborieuse. Cela est d'autant plus vrai que la mise en scène, en voulant être plus " sensorielle " dans la seconde partie, nous délivre quelques effets (de manches) pas toujours très convaincants (montages serrés sur-signifiants, mixage sonore agressif dont le point d'orgue est symbolisé par la reprise de The Sound of Silence).
On retiendra néanmoins quelques scènes remarquablement composées, mêlant parfois la dénonciation à l'humour sarcastique (la mystification de la Croix-Rouge internationale), la plaisante allégorie au surréalisme délicat (la partie de foot au ballon factice mais à l'humanité véritable). On retiendra surtout la tentative, jamais vaine, d'initier une réflexion sur des questions pour le moins essentielles, telles que le pardon et le rejet de la vengeance individuelle.