[Mostra de Venise 2019] “La Vérité” d’Hirokazu Kore-Eda

Par Boustoune

De quoi ça parle ?
D’une affaire de famille et d’une relation mère-fille compliquée.
Celle de Fabienne (Catherine Deneuve), une star de cinéma vieillissante, et Lumir (Juliette Binoche), qui a mal vécu, dans sa jeunesse, les absences prolongées de sa mère, qui avait alors choisi de privilégier sa carrière plutôt que de s’occuper de sa fille.
Fabienne vient de finir la rédaction de ses mémoires, en prenant quelques libertés avec la réalité, notamment en ce qui concerne sa vie privée. Cette altération de la vérité ne manque pas d’agacer Lumir. Prête à en découdre avec cette mère égocentrique et indélicate, elle décide de lui rendre visite quelques jours, accompagnée de son mari, un acteur américain de seconde zone et leur fillette de six ans.
Le séjour s’annonce orageux, d’autant que le film que s’apprête à  tourner Fabienne, un scénario de science-fiction articulé autour d’une relation mère-fille singulière, ravive de vieilles blessures…

Pourquoi on adore ?
Jusqu’alors, Hirokazu Kore-Eda n’avait réalisé que des oeuvres ancrées dans la société japonaise contemporaine, sous forme de chroniques intimistes (Still walking, Tel père, tel fils, Après la tempête…), de drames inspirés de faits divers (Nobody knows, The Third murder…)  ou de fables fantastiques (Distance, Air doll, Afterlife…). Après avoir triomphé à Cannes l’an passé pour Une affaire de famille, le cinéaste japonais semble avoir voulu renouveler son inspiration et relever un nouveau challenge. Pour tourner La vérité, il a quitté son pays natal pour installer sa caméra à Paris et réaliser une oeuvre totalement différente, en langue étrangère, avec un casting international (Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Ludivine Sagnier, Ethan Hawke) et une équipe française. Souvent, ce genre d’expérience s’avère périlleuse, la barrière de la langue empêchant le cinéaste de diriger correctement ses acteurs, aussi doués soient-ils. On se rappelle, par exemple, du très médiocre Au-delà de Clint Eastwood, tourné en partie en français. Mais ici, miracle, tout sonne juste! Les dialogues font mouche, les joutes verbales entre les personnages amusent ou émeuvent, le récit nous happe immédiatement.

Dès la première scène, dans laquelle Fabienne, parlant sans filtre ni tabou, rudoie le journaliste venu l’interviewer, on se prend d’affection pour le personnage central, une actrice qui a été toute sa vie habituée à être admirée et choyée, mais qui prend peu à peu conscience de son âge et de son inévitable déclin. Fabienne est à l’automne de sa vie. Comme l’arbre majestueux au centre de son jardin, elle perd peu à peu ses feuilles. Autour d’elle, il ne reste plus grand monde, hormis deux hommes qui lui servent de secrétaire particulier et de cuisinier, peut-être des ex-amants qui finiront par se lasser de faire office de domestiques. Elle n’a pas vraiment d’amis, d’autant qu’elle a toujours considéré ses partenaires comme des rivaux, et sa seule famille, sa fille est partie vivre à l’autre bout du monde pour ne plus avoir à supporter ses caprices. En fait, sa seule bouée de sauvetage, ce sont ses admirateurs, dont le nombre va cependant en déclinant. Mais Fabienne continue vaille que vaille de régner sur son petit royaume, fidèle à elle-même, usant de ce qui lui reste de charisme et de charme pour continuer à avancer.
La publication de ses mémoires, les questions posées par le journaliste, l’irruption de sa fille quadragénaire et de sa petite-fille, et le tournage de son nouveau film, où elle n’hérite que d’un second rôle auprès de la nouvelle star montante du cinéma français (Maya Sansa) l’oblige à se confronter à la réalité, et à se demander si elle ne doit pas faire l’effort de se réconcilier avec ses proches. Car une fois que l’arbre a perdu ses feuilles, son superbe apparat, il reste le plus important : les racines et les branches. La famille, les amis proches, la force des liens qui les unissent, malgré les disputes, les vieilles rancoeurs, les rapports parfois tumultueux.
On s’attache aussi à tous les autres personnages. Celui de Lumir, qui, bien que donnant l’impression d’avoir réussi à se reconstruire loin de son pays natal, souffre encore du sentiment d’abandon maternel ressenti depuis l’enfance. Celui de son conjoint, Hank (Ethan Hawke), qui souffre d’être cantonné à des rôles de seconde zone et tente de ne pas sombrer dans l’alcoolisme. Celui de Luc (Alain Libolt), le fidèle assistant, toujours là pour recadrer Fabienne et gérer son emploi du temps, malgré les remarques désobligeantes (“Il ressemble à John Gielgud, en moins distingué”) et le manque de considération de la star.

Malgré les barrières linguistiques et culturelles, Kore-Eda réussit à tirer le meilleur de tous ses comédiens, exploitant à merveille les différentes facettes de leur jeu d’acteur. Il les met au service d’un scénario très bien écrit, traitant de sujets intimistes avec beaucoup de subtilité, de finesse mais aussi d’une pointe de malice. Par exemple lorsqu’il oppose Fabienne, bête de scène engoncé dans son luxueux manteau en léopard, et l’image qu’en a sa petite-fille, celle d’une sorcière aux pouvoirs puissants, capable de transmuter les humains en animaux, à l’instar de son ex-mari, transformé en vieille tortue…
Ironie du sort, d’aucuns trouveront sans doute que Kore-Eda s’est métamorphosé lui-même en venant tourner en Europe, que son style singulier s’est effacé derrière les archétypes du cinéma d’art & essai français. Il serait plus approprié de dire qu’il s’y est dilué, que sa culture orientale s’est entrelacée finement avec la culture française. Le film porte bien la patte du cinéaste nippon. On retrouve sa poésie, composante essentielle de son cinéma, dans quelques très belles séquences, comme cette danse nocturne improvisée par les personnages en plein Paris, oubliant pour un temps leurs querelles et leurs soucis. On retrouve aussi son art de filmer les visages pour y capter les émotions les plus intimes, que les personnages peinent à exprimer. Et il développe bon nombre de ses thématiques principales : l’hérédité, la filiation, la famille qu’on subit et celle que l’on se forge,…

Mais ici, Kore-Eda rend avant tout hommage au travail des acteurs. La vérité du titre, ce sont eux qui la détiennent. En y réfléchissant  bien, ce sont les plus formidables menteurs professionnels qui soient, capables de feindre n’importe quelle émotion, de défendre n’importe quelle cause,  mais aussi, paradoxalement, les meilleurs vecteurs de vérité possibles. Ils sont obligés d’aller puiser dans leur propre expérience, leur propre vécu, les éléments qui vont nourrir leur jeu et rendre les émotions de leurs personnages crédibles, et les communiquer aux spectateurs. Avec le dispositif de film dans le film, on n’arrive plus vraiment, par moments, à distinguer la réalité de la fiction, les dialogues écrits des échanges sincères. Fabienne  alimente son personnage avec ses émotions personnelles, son histoire et puise aussi dans les femmes qu’elle incarne la force d’affronter un quotidien qu’elle a toujours cherché à fuir. Et au-delà, il y a Catherine Deneuve, qui projette aussi en Fabienne certains aspects de sa personnalité et de son passé pour lui donner une âme, un souffle. Le cinéaste japonais la filme avec beaucoup de tendresse et une admiration que l’on ne peut que partager.

Hirokazu Kore-Eda réussit parfaitement son examen de passage au cinéma européen. Et avec mention, car son film surpasse sans peine toute une ribambelle de films français obéissant aux mêmes codes artistiques ou narratifs. Il confirme en tout cas, si besoin était, qu’il est l’un des cinéastes contemporain les plus importants.

Angles de vue différents :


”Un peu trop fabriqué” (Marie Noëlle Tranchant, Le Figaro)
”On dirait du Assayas plutôt que du Kore-Eda” (un spectateur anonyme, en sortie de séance)
”The Truth lacks the tear-jerking dramatic oomph that swells beneath so many of Kore-eda’s best films, but it gingerly eases forward with the kind of sensitivity and emotional intelligence that only a master storyteller can bring to the table” (David Ehrlich, Indiewire)

Prix potentiels ? :


Pourquoi pas un Lion d’Or, qui accompagnerait avantageusement la Palme du même métal dans la vitrine du cinéaste nippon? Ou un prix du scénario, tant le film est bien écrit? A moins que la performance de Catherine Deneuve ne lui valle un prix d’interprétation féminine loin d’être immérité au vu de son immense carrière.

Crédit photos : copyright L.Champoussin/3B/Bunbuku/MiMovies/FR3 Cinema – fournies par le site de La Biennale