De quoi ça parle ? :
D’une histoire d’amour impossible dans le Hong-Kong des années 1960 et de l’évocation proustienne d’une époque où se télescopaient cultures chinoises et occidentales, modernité et tradition, communisme et libéralisme, désirs d’adolescents et fantasmes de femmes mûre…
Au moment où Hong-Kong connaît son essor économique, au milieu des années 1960, Ziming, un jeune étudiant, est engagé par Madame Yu pour donner des cours d’anglais à sa fille Meiling. Mais, lorsqu’il arrive à leur domicile, au 7, Cherry Lane, la jeune femme n’est pas encore là. En l’attendant, Ziming et Madame Yu discutent de littérature, louant les vertus de classiques comme “A la Recherche du Temps Perdu” ou “Le Rêve du Pavillon rouge”. Leurs échanges sont empreints d’une attirance mutuelle, à la fois intellectuelle et physique. Au cours des semaines suivantes, Ziming et Madame Yu vont plusieurs fois ensemble au cinéma, pour découvrir les films de “Madame Simone” (Signoret), qui tournent à chaque fois autour d’une relation entre un jeune homme et une femme plus âgé. Mais, alors qu’ils s’apprêtent à oublier les conventions et s’abandonner à leurs désirs, Meiling se rapproche de Ziming. Le jeune homme va devoir effectuer un choix difficile, qui laissera forcément l’une des deux femmes dans le plus profond désarroi.
Pourquoi on est tombés amoureux du film?
Parce que cette histoire d’amour torturée rappelle le sublime In the mood for love de Wong Kar-Wai.
Si la forme est ici celle d’un film d’animation, on retrouve la même ambiance envoûtante, portée par des images sublimes, des jeux de lumières subtils et une bande-son enveloppante. Le rythme est sensiblement le même, lent et lancinant, adapté à la tonalité nostalgique et mélancolique de l’oeuvre. Il se déroule à peu près à la même époque, dans les années 1960, une période complexe marquée, arrière-plan, par l’opposition entre les autorités britanniques, à la tête du pays, et les opposants favorables à un rattachement à la République Populaire de Chine. D’aucuns reprocheront sans doute à Yonfan de s’être un peu trop inspiré de son compatriote, mais il convient de rappeler qu’il a pour lui une certaine antériorité puisqu’il est le premier à avoir vu en Maggie Cheung une héroïne romantique en lui confiant le premier rôle de son Story of rose, un succès du box-office hongkongais qui a probablement, en son temps, inspiré… Wong Kar-Wai.
Par ailleurs, N°7, Cherry Lane revendique surtout ses influences littéraires étrangères : les oeuvres romantiques des soeurs Brönte, “Jane Eyre”, “Les Hauts de Hurlevent”, ou “A la recherche du temps perdu” de Proust, dont le charme se situe dans les petits détails, la façon d’entrelacer souvenirs, émotions et perceptions. Des oeuvres qui prennent le temps de créer une atmosphère, de s’attacher aux personnages, de restituer leurs sentiments, leurs désirs, leurs frustrations, et qui se distinguent aussi par leur style, composé de longs passages descriptifs, truffés de détails à priori insignifiants. Alors que le film de Wong Kar-Wai privilégiait un langage purement cinématographique, Yonfan use d’une structure beaucoup plus bavarde, une voix-off surlignant chacune des actions ou des pensées des personnages. Disons-le tout de suite, ceux qui n’arriveront pas à accepter ce parti-pris radical ne auront bien du mal à entrer dans l’oeuvre et en apprécier toutes les subtilités, cachées dans les petits détails ou dans les interstices du récit.
Car si on peut voir en N°7, Cherry Lane la simple mise en place d’un triangle amoureux impliquant une mère, sa fille, et le bel étudiant dont elles sont toutes deux éprises, le film offre d’autres pistes de lecture et d’analyse.
Car si Marcel Proust est la référence littéraire majeure de Yonfan, sa référence cinématographique semble être Blow-up, dont on peut apercevoir l’affiche sur les murs du cinéma où vont régulièrement Ziming et Madame Yu. Le début du film, où l’étudiant et son ami Steven miment une partie de tennis avec des balles invisibles, est clairement un hommage au film d’Antonioni, chef d’oeuvre cinématographique truffé de fausses pistes et de faux semblants, questionnant le rapport du spectateur à l’image, les différences de perception entre l’oeil et l’esprit, la réalité et le fantasme.
Et si, à travers cette histoire d’amour impossible et de désirs réprimés, on devait voir une évocation d’un amour homosexuel, jugé tabou à l’époque à Hong-Kong (et peut-être encore maintenant)?
Un autre personnage est tombé amoureux de Ziming. Un jeune étudiant timide, qui ramasse la balle- bien réelle – à l’issue de la partie de tennis imaginaire et la rapporte à au personnage principal, lui demandant au passage s’il accepte de devenir son ami. C’est aussi lui qui épie Ziming sous la douche – une scène par ailleurs assez équivoque, chargée de tension érotique virile. Plus tard, il réapparaîtra de façon incongrue dans deux séquences oniriques très sensuelles. Et il sera évoqué à la toute fin du film, quand Ziming pensera l’avoir aperçu dans la rue quelques années plus tard. Ce personnage est donc central, même s’il semble tenu à l’écart du récit. Est-il le narrateur, un alter-ego du cinéaste? Existe-t-il seulement oui n’est-il qu’un fantôme, emblématique d’un désir refoulé? Peut-être s’agit-il simplement du véritable grand amour de Ziming et que c’est cela que bel étudiant cherche à avouer à Meiling, lors d’une scène-charnière du récit… Au vu de la filmographie de Yonfan, cette approche ne peut être totalement écartée.
En tout cas, avec Blow up comme référence, tout le récit peut être remis en question. Qu’est-ce qui est de l’ordre de la réalité et qu’est-ce qui est de l’ordre du fantasme, du rêve ? Et qui est le rêveur/la rêveuse ? Les plans sont truffés de symboles psychanalytiques, notamment des symboles sexuels : anthuriums turgescents, serpents phalliques et chattes câlines, cigarettes consumées sensuellement, libérant des fumées vaporeuses… Les autres personnages gravitant autour du 7, Cherry Lane sont eux aussi des plus étranges et participent à cette atmosphère onirique : une diva androgyne et son assistant à l’allure vampirique, une passante tout de jaune vêtue (couleur ambivalente, puisqu’en Chine, elle représente à la fois la sagesse, la culture traditionnelle chinoise et le sexe.
Au-delà d’une histoire d’amour compliquée, le film peut aussi se lire sous un angle politique. Il est constamment question de division, de tiraillement, de dualité. Le personnage est tiraillé entre deux femmes, l’une jeune, l’autre plus âgée, partagé entre son attirance pour les hommes et son désir pour les femmes. Il est aussi question d’un clivage entre l’ancien monde et le nouveau, la culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale, le cinéma et le théâtre. Et dans le Hong-Kong troublés des années 1960, il est bien évidemment question du clivage idéologique entre le communisme prôné par la République Populaire de Chine, sur le point d’accomplir sa “Révolution culturelle” et le modèle capitaliste développé par le Royaume-Uni, alors au pouvoir. Ce clivage idéologique n’a jamais été complètement surmonté puisqu’aujourd’hui, alors que Hong-Kong a été rétrocédé à la Chine, des milliers d’individus manifestent contre la politique menée par Pékin. A l’époque où se déroule le film, il y avait aussi des manifestations, mais contre l’impérialisme britannique et pour le modèle communiste chinois… La répression était tout aussi violente.
D’une certaine façon, N°7, Cherry Lane évoque un lieu et un temps où tous ces éléments avaient trouvé une forme d’équilibre. Dans ce quartier au nord de Hong-Kong, baptisé “Little Shangaï”, on trouvait à l’époque de nombreux artistes et écrivains ayant fui la Chine au moment de la guerre civile chinoise, l’arrivée au pouvoir du Parti Communiste ou la “Terreur blanche” ayant frappé la Chine continentale et Taiwan. Les habitants oscillaient entre modernité et tradition, puisant le meilleur de chaque culture.
N°7, Cherry Lane est une oeuvre forte, dense et riche, baignant dans un environnement esthétique sublime. Mais pour en apprécier toute la subtilité, il faut faire preuve de patience et faire l’effort d’aller scruter au-delà des apparences.
Pour nous, il s’agit de l’un des plus beaux films de cette 76ème Mostra de Venise.
Angles de vue différents :
”Cette façon de surligner chaque action avec la voix-off, au secours!”
(Un collègue en sortie de projection)
”Many will be left bewildered by the sheer, deranged obsessiveness of Yonfan’s nostalgia head-trip — indeed, there were whistles and walkouts at its first Venice press screening — but accustomed Yon-fans and patient adventurers will fall madly for its madness.”
(Guy Lodge, Variety)
”A spellbinding love letter to Hong Kong and the movies.”
(Deborah Young, Hollywood reporter)
Prix potentiels ? :
Avec tous les félins présents dans le film, on pourrait penser au Lion d’Or. Mais il n’est pas certain que le jury aura été sensible à ce rythme singulier et aux sous-textes de l’oeuvre. Un Grand Prix du Jury, peut-être? Ou un prix du scénario, faussement linéaire…
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